Sauve qui peut la vie, Nicole Lapierre

Dans le prologue à son essai Sauve qui peut la vie, prix Médicis 2015, la socio-anthropologue Nicole Lapierre espère « une lecture revigorante, une sorte de fortifiant pour résister au mauvais temps présent ». C’est chose faite. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille. Mais c’est fini ». Ainsi commence Sauve qui peut la vie, le dernier essai de Nicole Lapierre. Le lecteur s’attend à un récit autobiographique assez convenu, dans lequel on lui exposera les miracles d’une résilience. Il faut dire aussi que le titre (référence explicite au film de Godard du même nom) et la photo de couverture (le portrait en pied d’une petite fille en noir et en blanc, manteau sombre et cagoule, DS à l’arrière-plan) l’ont mal averti. Sauve qui peut la vie est bien plus qu’un énième récit de vie : il s’agit d’un essai inclassable, pluriel et hybride, qui utilise le récit biographique comme support à la pensée. Nicole Lapierre tire de son histoire familiale « quelques idées » (expression ô combien euphémistique) qui résument en fait toute sa trajectoire intellectuelle. L’essai revêt une valeur presque testamentaire ; une lumière crépusculaire s’en dégage et vient éclairer les liens entre l’histoire de la famille, la personnalité de l’individu et les travaux du chercheur : « Il m’a fallu du temps pour comprendre que ce qui était une manière d’être – une tendance à parier sur l’embellie, un goût de l’esquive (…) avait aussi profondément influencé ma façon de penser (…). Tel est le sujet de ce livre ». Pour caractériser l’histoire de sa famille, Nicole Lapierre utilise la métaphore des « semelles de plomb » : l’histoire est lourde et « elle entraîne par le fond ». Père juif émigré, seul rescapé d’une famille décimée dans les ghettos de Lodz et de Varsovie, suicides de la mère et de la...

Jours tranquilles, brèves rencontres, Eve Babitz...

Pour le Vanity Fair, c’est « une Eddie Segdwick coupée avec Gertrude Stein avec un peu de Louise Brooks ». Pour le Los Angeles Times, « une marquise de Sévigné transposée au château Marmont, déjeunant, aimant et pleurant à Hollywood, ce Versailles des Temps modernes ». Version 2015 : une Kim Kardashian avec une machine à écrire et de la cervelle ? Qui est Eve Babitz ? Profitez de la réédition de Jours tranquilles, brèves rencontres chez Gallmeister pour découvrir cet étonnant personnage. Aujourd’hui, on pourrait dire d’elle que c’est une it-girl, un peu mannequin, un peu graphiste, fêtarde invétérée, dotée du talent d’être toujours là où il faut. Mais ce serait peu valorisant : Eve Babitz a été plus que cela, un mélange irrésistible d’intellectuelle bobo, de LA party girl et d’icône de l’underground californien des années 70. Elle a été la jeune fille qui posa nue avec Marcel Duchamp pour le photographe Julian Wasser, l’entremetteuse à l’origine de la rencontre entre Dali et Frank Zappa, l’amante de Jim Morrison, d’Ed Rusha et d’Harrison Ford. La lecture de ses articles et chroniques fait renaître toute une scène culturelle à la vitalité bouillonnante, biberonné au champagne et à la cocaïne, un monde de nantis à la peau dorée qui ne peut appartenir qu’à Los Angeles. Sa plume, légère et sereine, virevolte de soirées en vernissages, de plages en bars, d’amants en amantes. Il y a une réelle élégance dans cette écriture, faussement limpide et innocente. Elle s’amuse pourtant de cet étrange statut d’écrivain, beaucoup trop sérieux à son goût. « Mon travail, c’est de regarder par la fenêtre », avoue-t-elle à ceux qui l’interrogent. Elle écrit les matins « où il n’y a rien d’autre à faire », quand elle n’est pas dans les bras d’un homme ou assommée par une foudroyante gueule de bois. Une...

Eroica, Pierre Ducrozet

On en a lu, ces derniers temps, des biographies romancées – que certains appellent fiction biographique, ou pire, faction[1]. C’est tendance, et surtout, ça ne mange pas de pain. On prend une icône, on construit une trame narrative à partir d’éléments avérés, on laisse libre cours à son imagination pour remplir les blancs, et on emballe le tout d’une plume efficace et nerveuse. Commode, mais lassant. Heureusement, certaines d’entre elles font exception, pour la bonne raison qu’elles ne se courbent pas devant leur sujet, mais au contraire, l’affrontent bravement et le soumettent à leur langue et à leur vision. En début d’année, on a salué Le Royaume d’Emmanuel Carrère ; aujourd’hui, on s’incline devant Eroica, de Pierre Ducrozet. Il fallait du courage[2] pour s’emparer de la vie de Jean-Michel Basquiat, pour se frotter au génie sans se brûler les ailes ; il fallait du talent pour ne pas se faire avaler tout cru par la puissance du mythe. Le jeune romancier avait tout cela. A la fin des années 70, un soir de défonce, un jeune noir de Brooklyn recouvre les murs de Manhattan de phrases énigmatiques et donne naissance au délire SAMO (Same Old Shit) : s’attaquer au chaos du monde, avaler toute cette vieille merde, devenir la matrice qui aspire le fric et le bourgeois, le grand souffle, le nouveau messie. SAMO intrigue vite. Puis c’est l’ascension, qu’on devine fulgurante : Jay commence à peindre sur de la mousse en polyester et du bois de charpente trouvé dans la rue. Les marchands d’arts, les critiques, les collectionneurs s’excitent, Warhol l’adoube, Madonna s’amourache, il devient l’événement. Ça tombe bien, le garçon a toujours voulu être un héros. Il sera le héros du Street Art, le créateur d’un langage pictural qui dépèce les corps et entaille les phrases, qui...

Bad Girl, Classes de littérature, N. Huston

Ecrit avec le souci d’éviter l’auto-complaisance, l’essai autobiographique de Nancy Huston propose une forme éclatée qui renouvelle en profondeur les codes du genre. En dépit de quelques artifices parfois gênants, l’exercice est réussi et souvent très émouvant.  Autant le confesser tout de suite : j’entretiens avec l’œuvre de Nancy Huston un rapport très personnel, qui peut expliquer l’apparition de ce « je ». Impossible de feindre une distance artificielle, impossible d’aborder ce livre comme je le fais habituellement avec les autres. Nancy Huston m’a occupée pendant une année universitaire (« Lien entre création littéraire et condition féminine dans Cantique des Plaines et Instruments des Ténèbres » de Nancy Huston » – le titre seul me fait frémir de honte aujourd’hui), mais elle a surtout été une inspiratrice, un mentor, pourrait-on dire, si le terme n’était pas aussi sexué. Tout au long de la vingtaine, j’ai suivi toutes ses publications et je l’ai aimée, démesurément : son tempérament iconoclaste, sa conception si singulière du féminisme, son obsession de la marge, son rejet du nihilisme, tout m’enthousiasmait. Ces dernières années, je me suis un peu éloignée d’elle, elle m’a même souvent agacée. Je n’ai même pas lu son dernier roman, c’est dire. Mais au regard de tout ce chemin tracé ensemble, il m’était difficile de passer à côté de ce qu’on pourrait appeler communément son autobiographie. Comme son nom l’indique, Bad Girl, Classes de littérature retrace une trajectoire littéraire : comment une enfant née à Calgary au Canada est devenue romancière et essayiste de langue française ? Quels sont les chemins qui peuvent conduire à changer de pays, de langue pour s’ « autoriser » enfin ? Quelles sont les névroses nécessaires à la création ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit, et Nancy Huston ne craint pas les raccourcis : elle est devenue écrivain parce que sa mère l’a...

Une Nouvelle amie, François Ozon Nov26

Une Nouvelle amie, François Ozon

Pas de risque de spoiler : tout le monde sait que la Nouvelle amie de François Ozon est un travesti, incarné par Romain Duris. Le suspense ne réside pas là, mais dans les multiples imbroglios sentimentaux que cette découverte va provoquer dans l’entourage du personnage. Un très beau film qui renoue avec l’esthétique du conte pour mieux parler d’amour.  Claire et Laura se connaissent depuis l’enfance, elles rencontrent quelqu’un, se marient… puis Laura décède prématurément. A son enterrement, Claire (impressionnante Anaïs Demoustier), dévastée, promet de prendre soin de son mari et de sa petite fille. Ce qu’elle fera, bien sûr, mais pas tout à fait de la manière dont elle l’entendait. Une histoire d’adultère ? On pourrait s’y attendre, mais on est chez Ozon, et tout est bien plus retors. Préoccupée par l’état mental de David qui ne donne pas de nouvelles depuis l’enterrement, Claire s’introduit chez lui et le découvre donnant le biberon à la petite… habillé en femme. David passe rapidement à confesse : il a toujours aimé ça, se travestir, Laura l’acceptait bien, et depuis qu’elle est morte, il a replongé. Ambiguïté, tel est le maître-mot du cinéma d’Ozon et Une nouvelle amie ne déroge pas à la règle : le travestissement est-il le signe d’un amour absolu, dans lequel on viendrait se confondre avec l’absent ? Est-ce le déguisement qui permet d’accomplir le travail de deuil ? Est-ce une façon d’aider le bébé à supporter l’absence de sa mère ? Ou est-ce plutôt la réalisation d’un fantasme plus ancien que la perte de l’être cher viendrait autoriser ? L’une des grandes habiletés du scénario repose sur ce lien fécond entre le deuil et le travestissement : les deux idées se mêlent, se confondent et empêchent toute interprétation univoque. La première séquence annonce bien cette esthétique du trouble :...

Constellation, Adrien Bosc

Le Constellation, « nouvelle comète d’Air France », se crashe sur l’île de Santa Maria dans l’archipel des Açores le 27 Octobre 1949. Peut-être connaissez-vous l’événement pour son côté people (Marcel Cerdan, le célèbre boxeur, sommé d’annuler son billet de paquebot pour rejoindre au plus vite Edith Piaf à New-York…). Le roman d’Adrien Bosc propose soixante-cinq ans plus tard le récit complet du dernier vol du F-BAZN et de ses passagers. Un premier roman remarquable, dont on ne peut que saluer l’ambition et la maîtrise. Un essai ou un roman? L’aspect documentaire de Constellation ne saurait masquer la part laissée à l’imaginaire. Le livre alterne les chapitres consacrés au récit du vol lui-même et de courtes biographies des passagers qu’on devine partiellement romancées. Il y a les Vies illustres  de Marcel Cerdan le boxeur et de Ginette Neveu, célèbre violoniste, mais aussi toutes ces Vies Minuscules restées dans l’ombre : citons celle d’Amélie, petite ouvrière bobineuse de Mulhouse appelée à Détroit par sa marraine, directrice d’une usine de bas-nylon qui l’a désignée comme son unique héritière ; celle d’Edward Lowenstein, directeur de tannerie  fraîchement divorcé, mais fermement décidé à un ultime aller-retour pour tenter une réconciliation ; celle de Jenny Brandière, propriétaire de champs de canne à sucre qui ramène sa fille très grièvement accidentée à Cuba ; celles de ces cinq bergers basques qui émigrent pour revenir quelques décennies plus tard s’installer dans la vallée. Des bribes, des fragments d’existences qui sont autant d’épiphanies romanesques, autant de romans possibles, mais empêchés. A travers ces biographies fragmentées, Adrien Bosc construit les figures très modernes d’un romanesque sans roman. Il se détache des longs récits pour faire scintiller chaque étoile de manière presque autonome. Car c’est d’une « constellation » qu’il s’agit – Adrien Bosc ne cesse de jouer sur la polysémie du mot –...

August, Christa Wolf

August est le dernier récit de Christa Wolf, l’écrivain le plus célèbre de l’ex-République Démocratique Allemande. Ses mésaventures politiques – on lui a beaucoup reproché son ambivalence face au régime communiste- ont longtemps masqué l’importance de sa voix artistique en Allemagne. Pourtant, Christa Wolf est l’une des plus grandes, et la lecture de ce bref récit peut suffire à vous en convaincre. Prenez une heure pour lire August, et vous vous plongerez pendant votre été dans Trames d’enfance ou Le ciel partagé. August a été écrit au début de l’été 2011, quelques mois avant sa mort, et ces quelques pages ont la délicatesse d’une dernière révérence parfaitement maîtrisée.  L’émotion est contenue dans un étau que la dédicace finale à son mari, l’écrivain Gerhard Wolf, réussit seule à desserrer : « Que pourrais-je t’offrir, très cher, sinon quelques pages écrites où sont recueillis bien des souvenirs de l’époque où nous ne nous connaissions pas encore ? (…) C’est à peine si je puis dire « je », la plupart du temps, c’est « nous ». Sans toi, je serais quelqu’un d’autre. Mais je ne t’apprends rien. Les grands mots ne sont guère de mise entre nous. Juste ceci : j’ai eu de la chance ». Tout ici a un parfum de crépuscule : l’auteur se demande ce qu’est devenu l’un des personnages rencontrés dans son roman autobiographique Trames d’Enfance écrit vingt-cinq ans plus tôt.  A quoi a pu ressembler la vie d’August, ce jeune garçon un peu gauche, presque simplet, croisé dans un château transformé en sanatorium peu après la fin de la guerre, et qui concevait pour elle un si étrange amour? Le récit navigue entre deux temporalités, les souvenirs déjà lointains du sanatorium et le présent d’un trajet au volant d’un car de tourisme : August a maintenant soixante-huit ans, il transporte un groupe...

Théorie de la vilaine petite fille, Hubert Haddad....

L’invention du spiritisme dans l’Amérique puritaine de la fin du XIXème… Quel sujet ! Surtout quand on sait que le maître d’œuvre de cette vaste entreprise est Hubert Haddad, le styliste délicat du Peintre d’Eventails, un auteur que l’on aime. Et pourtant, Théorie de la Vilaine Petite Fille est le grand roman raté d’un grand écrivain. On s’explique. Hubert Haddad choisit de raconter l’histoire vraie de Kate et Margaret Fox, deux fillettes de l’Amérique profonde qui, investies du pouvoir de communiquer avec l’au-delà, vont inventer le spiritisme sans même s’en rendre compte.  Quand Mister Splitfoot (« Pied fourchu »), fantôme d’un représentant de commerce lâchement assassiné dans leur petite maison, les prend en amitié, leur existence s’en trouve entièrement redessinée. Animée d’un solide esprit mercantile et appuyée par les banquiers de Wall Street, la sœur aînée, Leah, prend les deux enfants sous sa coupe et organise des séances publiques de démonstration qui se vendent comme des petits pains. Le spiritisme devient un phénomène de société qui dépasse rapidement les frontières d’Hydesville et remue toute l’Amérique. Le Vieux Continent est bientôt lui aussi gagné par la fièvre. Mais la mécanique du succès ne tarde pas à grincer, les deux jeunes filles perdent pied, victimes expiatoires de la course au progrès qui caractérise l’Amérique de ces années-là. Le libéralisme se propage à toute vitesse dans le monde du surnaturel, les charlatans les plus habiles s’en mettent plein les poches, et les sœurs Fox finissent pitoyablement. Un sujet terriblement alléchant. L’ambition est là : Théorie de la Vilaine Petite Fille a des accents balzaciens. Le roman est monstrueux, il avale les lieux, les époques, les personnages avec un appétit d’ogre. Hubert Haddad a le désir de peindre toutes les facettes de cette folle Amérique : esclavagisme, abolitionnisme, féminisme, construction des premiers gratte-ciel,...

Ethan Frome, Edith Wharton

Julie Wolkenstein n’a pas choisi de traduire Ethan Frome. Le roman d’Edith Wharton lui tombe dessus un soir d’hiver, alors qu’elle est immobilisée par une jambe cassée : comme elle, le héros éponyme est estropié du côté droit. Curieux hasard qui n’explique pas entièrement la fascination que le personnage exerce sur elle : « En commençant, j’avais oublié qu’Ethan était handicapé du côté droit, comme moi, c’était trop beau. Je me suis laissé happer par le texte que j’ai traduit d’une traite, portée par son intensité dramatique ». Edith Wharton nous a habitués aux salons new-yorkais, et les pérégrinations de la jeune Lili Chez les Heureux du monde n’ont apparemment pas grand-chose à voir avec le chemin de croix du jeune Ethan sur les cimes glacées de la Nouvelle-Angleterre. Pourtant, ce court roman atypique témoigne des mêmes tourments, des mêmes obsessions : comment échapper à la rigidité de la morale et vivre enfin ? Est-ce même possible ? A cet égard, Ethan Frome est d’une noirceur absolue : pas une once d’ironie pour colorer l’ensemble, le tableau est sans nuance, même de gris. Souvent, on pense aux heures les plus sombres de Maupassant, à toutes ses nouvelles d’un réalisme si âpre qu’elles en deviennent presque insupportables (« Première neige », par exemple).  A la fin du XIXème siècle, Ethan Frome est un jeune homme pauvre qui aime les livres et rêve de voyages. Mais ses aspirations pèsent bien peu face aux laborieuses contraintes qui sont les siennes : la vieille ferme et la scierie, douloureux héritages qui coûtent tant d’efforts et ne rapportent rien ; la femme, vieille cousine épousée au gré des circonstances, hypocondriaque sévère qui transporte sa morbidité dans chacun de ses menus déplacements. C’est une vie sans vie, une existence rugueuse, comme le décor qui l’enveloppe. Mais Ethan tombe amoureux et tout bascule...

La Disparition de Jim Sullivan, Tanguy Viel

Tanguy Viel nous prévient  dès les premières pages de La disparition de Jim Sullivan : il va écrire un roman américain, ou plutôt un roman international, en bref, quelque chose dont la résonance dépassera les frontières de l’hexagone. Parce qu’il faut bien l’avouer : « même dans le Montana, même avec des auteurs du Montana qui s’occupent de chasse et pêche et de provisions de bois pour l’hiver, ils arrivent à faire des romans qu’on achète aussi bien à Paris qu’à New-York (…). Nous avons un pays qui est deux fois le Montana en matière de pêche et de chasse et nous ne parvenons pas à écrire des romans internationaux ». Le défi est lancé : en dépit de sa franchouillardise, Tanguy Viel va essayer de voir grand. On comprend vite que cette intention est fallacieuse: La Disparition de Jim Sullivan s’apparente plutôt à une dissection méthodique et amusée des codes du genre. L’auteur choisit de se mettre en scène en train d’écrire, exhibant ainsi la mécanique du roman US avec une ironie corrosive. La phrase est longue, méandreuse, elle enchaîne les liens de subordination pour mieux souligner les soubresauts de cette conscience en plein processus de création. Tanguy Viel use et abuse de la prétérition, très utile pour faire ressortir les ficelles : « Même si je n’aime pas trop les flash-backs, je sais qu’il faut en passer par là, qu’en matière de roman américain, il est impossible de ne pas faire de flash-backs ». Le procédé est efficace, mais pas révolutionnaire. Dans les années cinquante, les écrivains du Nouveau-Roman appliquaient cette même recette pour décongestionner le roman traditionnel hérité du réalisme balzacien. Et pourtant, Tanguy Viel excelle : la petite voix ironique qui se superpose à la narration est absolument tordante, et le lecteur s’amuse tout autant que l’auteur. Espiègle...

Dans le Silence du vent, Louise Erdrich

Joe a treize ans, trois amis pour la vie, une passion sans limite pour Star Trek et les seins de sa jeune tante. Il vit sur une réserve amérindienne du Dakota du Nord, entouré d’une famille unie : le père, juge aux affaires tribales, est l’incarnation d’une paternité confiante et solide ; la mère, généreuse et aimante, a le don de sacraliser le moindre événement du quotidien. Au-delà des frontières de ce cercle intime, il y a tous les autres : l’oncle pompiste, alcoolo notoire à la trempe facile ;  la fameuse tante Sonja, plantureuse jeune femme, objet de tous les fantasmes adolescents ; les grands-parents, grabataires déglingués, dont la lubricité n’a d’égale que la joie de transmettre et de raconter ; et puis tous les autres, les cousins, les parents, les frères des amis, personnages hauts en couleur qui assument tous leur part de responsabilité (ou d’irresponsabilité…) dans la vie du jeune garçon. Toute cette smala vivote plutôt joyeusement dans les limites étroites de la réserve. Pas de misérabilisme de mauvais goût : ici, on n’est pas plus malheureux qu’ailleurs. Pourtant, le drame survient et renverse tout. Un soir, la mère de Joe est agressée : sauvagement battue et violée, elle doit à son seul sang-froid d’échapper à l’immolation. Enfermée dans le mutisme, elle tait le nom de son bourreau. Le père tente de répondre à cette violence par les armes qui sont les siennes : il participe aux maigres investigations, recueille des témoignages, revisite tous ses dossiers, formule des hypothèses. Mais toutes ses tentatives se heurtent à un hiatus juridique : si tout semble désigner le même homme, le procès ne peut s’ouvrir tant qu’on ne connaît pas l’endroit exact du crime. Or, l’agression s’est produite dans les environs de la Maison-Ronde, haut lieu de la réserve qui accueillait...

La Lune dans le puits, François Beaune

Drôle d’objet que le dernier opus de François Beaune. Entre Décembre 2011 et Avril 2013, le jeune romancier lyonnais a parcouru tout le pourtour méditerranéen en quête d’histoires vraies. La Lune dans le puits est la somme de tous ces récits. L’objectif ? Construire le portrait de « ce nouvel individu collectif, né au combat sur les vases grecs, le livre de l’avocat-supporter-architecte-de-cirque-en-sable-aubergiste-au-chômage-sirène-de-call-center-gymnaste-et artisane-de-médina-délocalisée, le livre du plombier-peintre-poète-à-la-retraite-joueur-de-oud-de-tavla-fumeur-de-chicha-cireur-droguiste-conteur-cremière ». Définir en quelque sorte une identité méditerranéenne – peut-on aujourd’hui encore oser l’expression ? – au-delà des clivages politiques, religieux, culturels qui agitent traditionnellement la région. Le projet est ambitieux, voire titanesque : il dépasse en tout cas largement les contours restreints de notre petit débat national. Chapoté par Marseille-Provence 2013, Capitale européenne de la culture, il ne saurait s’entendre sans son versant multimédia : aujourd’hui, les histoires s’écrivent sans François Beaune, et ce, directement sur le site du projet. Chaque habitant de la Méditerranée peut déposer son histoire vraie dans sa langue et sous la forme de son choix (vidéo, son, texte). Fin 2013, plus de 1300 histoires étaient en ligne. Ambitieux projet, donc, dont on peut attendre le pire comme le meilleur. Le pire ? Un recueil d’historiettes bien pensantes qu’on lirait en écoutant du Manu Chao sur des coussins bariolés et qu’on refermerait rassérénés, convaincus par toute cette belle humanité. Nous sommes tous des citoyens du monde, après tout… Le meilleur ? Une mosaïque bigarrée, en reliefs et en couleurs, qui prend à bras le corps la question de l’identité.  François Beaune nous offre cette seconde version : La Lune dans le puits est un livre fin et subtil, qui propose, en filigrane, un parcours intellectuel très convaincant. Au terme de son voyage, l’auteur propose courageusement un portrait de « cet individu collectif (…) révélé par ces reflets de lune ». On peut trouver cette définition consensuelle – on vous laisse juger… – mais elle a déjà le mérite d’exister. Le projet pourrait achopper sur bien des points, mais François Beaune contourne les difficultés avec une grande finesse. Ainsi, comment traduire tous ces récits sans les trahir ? Que faire des particularismes langagiers ? Comment retranscrire la parole du boxeur algérois ou de l’homme de la haute société du Caire ? L’auteur choisit  d’homogénéiser l’ensemble, alors qu’il aurait pu tenter de retranscrire l’oralité des uns et des autres. Paradoxalement, ce lissage linguistique donne plus de charge émotive aux histoires, elles sont lancées au lecteur comme des pierres brutes. Cette atonalité facilite l’identification du lecteur qui vibre sans qu’on se joue de lui : oui, La Lune dans le puits est un livre intense, qui serre le ventre et fait briller les yeux… On est saisi par l’histoire poignante de ce petit artiste juif qui meurt d’avoir sculpté le dernier repas d’une famille juive, alors qu’un officier allemand lui a commandé une reproduction de la Cène ; on s’émeut de la tentative désespérée d’un village palestinien pour vivre en autosuffisance, lors de la première Intifada, alors que des troupes israéliennes  s’acharnent à tuer leurs vaches cachées dans le maquis ; on est attendri par ce jeune aviateur sicilien qui a l’habitude de jeter dans les airs son sac de linge sale pour que sa mama le récupère… Reste alors à soulever la question la plus délicate: François Beaune est-il ici l’auteur de La Lune dans le puits ? Peut-on lui accorder l’autorité d’une œuvre qui n’est, pour une large part, qu’une collecte de récits ? La question est d’autant plus pertinente que le projet navigue aujourd’hui sur la Toile en complète autonomie. C’est pourtant bien à lui seul qu’il faut tirer notre chapeau. D’abord, parce qu’il est responsable du tri, de l’agencement – selon les âges de la vie, de l’enfance à la mort – et de la réécriture. Ensuite, parce qu’il dispose au cœur de l’œuvre des éléments très personnels. Ces digressions sont d’ailleurs un peu foutraques : reconnaissables par l’italique, elles empruntent tout autant à l’autobiographie qu’au récit de voyage, au reportage qu’au texte poétique. Se...

La Lettre à Helga, Bergsveinn Birgisson

La Lettre à Helga de Bergsveinn Birgisson a tout pour plaire : une couverture flatteuse, une forme épistolaire plaisante, un décor scandinave attirant. L’histoire d’amour annoncée possède un réel potentiel romanesque : Bjarni, berger des côtes du Nord-Ouest de l’Islande, tombe amoureux de sa voisine, la plantureuse Helga. Tous deux sont mariés. Dans ce monde clos sur lui-même, il ne leur reste qu’une alternative : renoncer à l’amour ou quitter la terre natale. Un roman pastoral à la sauce islandaise, voilà bien quelque chose qui devrait nous tenir chaud cet hiver. On le dit d’ailleurs assez dans la presse, qui célèbre d’une voix presque unanime ce nouveau prodige de la littérature scandinave. Pour autant, il n’y a rien de miraculeux dans La lettre à Helga. Le roman est tout au plus agréable. Seul l’arrière-plan présente un réel intérêt, mais celui-ci est finalement moins littéraire qu’ethnologique. L’auteur échappe à l’écueil du pittoresque de pacotille, et on peut lui reconnaître un véritable talent dans l’écriture patrimoniale.  Ainsi, on apprécie vraiment  quand Bergsveinn Birgisson oublie son histoire d’amour et  se laisse aller à l’anecdote, qu’on devine dénichée aux confins de la mémoire collective. L’épisode du rapatriement du corps de Sigridur Holmanes est, pour le coup, un vrai petit miracle. Le narrateur et l’un de ses compagnons se rendent sur une île perdue dans le Nord du pays pour récupérer la dépouille d’une vieille femme afin qu’elle soit enterrée à l’Eglise. Mais au moment de repartir, ils l’oublient là-bas. Par malchance, l’hiver est si tenace qu’ils ne peuvent y retourner qu’au printemps. Quel stratagème va donc inventer le mari de la vieille pour préserver le corps de la décomposition ? Il va sans dire que l’invention est savoureuse… On devine que cette histoire est de celles qu’on se raconte le soir,...

Canada, Richard Ford

La lecture de Canada de Richard Ford est un pur moment de jubilation. En cinq-cents pages, l’écrivain américain construit une épopée grandiose dans l’Amérique et le Canada des années soixante. Le lecteur avale les chapitres avec une facilité déconcertante, qui tient à la fluidité de l’écriture et à un remarquable sens du rythme. L’ensemble est drôle, caustique, mais aussi profondément intelligent. Canada fait partie de ces trop rares romans qui nous divertissent autant qu’ils nous élèvent. Dell Berner, aujourd’hui professeur à le retraite, revient sur une période cruelle et insensée de sa jeunesse. Tout commence à Great Falls, Montana, trou montagneux, austère et glacial. C’est là qu’a débarqué la famille Parsons, à la faveur d’une énième mutation du père, pilote dans l’armée de l’air. Le couple parental est mal assorti : le père, grand gaillard charmeur, se distingue par sa gouaille et son accent du Sud ; la mère, binoclarde et pâlotte, est introvertie et hostile au monde. Leurs enfants, Berner et Dell, sont des adolescents solitaires, repoussés à la marge pour avoir été trop souvent déracinés. Au terme d’une étrange dégringolade, les parents braquent une agence de l’Agricultural National Bank, dans l’état voisin du Dakota du Nord. L’opération est un flop, ils sont rapidement identifiés et emprisonnés. Les jumeaux sont alors livrés à eux-mêmes. La première partie du roman, peut-être la plus réussie, décrit cette lente déchéance avec un mélange de cynisme et de tendresse. Le narrateur nous raconte, par le menu, la dérive hallucinée de ses parents, braves gens que rien ne prédestine à une telle fin, loin s’en faut. Dell tente rétrospectivement de trouver des explications à tout ce carnage, mais celles-ci restent toujours à inventer. La réussite de ce début de roman tient largement à cette énigme irrésolue : si Richard Ford évoque le...

Arrive Un Vagabond, Robert Goolrick

Le premier chapitre d’Arrive Un Vagabond donne le ton : en affirmant la véracité des faits en dépit de l’ambivalence du souvenir, le narrateur inscrit le roman dans le cadre de la tradition romanesque la plus éculée.  Le récit de Robert Goolrick ne joue pas la carte de la subversion, loin s’en faut.  Pourtant, ce classicisme fait du bien : porté par un je-m’en-foutisme salvateur, le romancier ne se prive de rien et nous offre un roman d’amour délicieux. A l’heure où l’on mesure les œuvres à leur degré d’ironie, Arrive Un Vagabond est une belle surprise. La trame du roman est très convenue : voici la sempiternelle histoire de l’étranger débarqué par hasard dans une petite ville aux mœurs étriquées, comme il en existe tant d’autres aux Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Une ville avec son épicerie générale, son boucher, un coiffeur, une banque ; une ville dans laquelle les gens ont pour projet de vivre paisiblement, de mourir et de monter au paradis l’heure venue. Obnubilés par le salut, ils tiennent les péchés à distance et conservent une certaine rigueur morale. Mais survient le vagabond, avec ses deux valises, l’une remplie de couteaux de boucher, l’autre d’une importante somme d’argent. Charlie Beale, dont le charme le dispute à la bonhomie, séduit peu à peu les habitants de Brownsburg. L’adoption est presque signée quand se produit le drame : Charlie Beale s’éprend de Susan Glass, petite poupée de dix-sept ans, blonde et aguicheuse, mariée à un riche propriétaire, insupportable barbon qui fait régner la terreur sur sa femme et sur la communauté. De cette union naîtra le sublime et l’horreur. La passion entre les deux personnages naît comme une évidence. La description du coup de foudre est tellement stéréotypée qu’on se croirait dans un pastiche d’un roman du...

Fugitives, Alice Munro

L’équipe des Heures Perdues est heureuse d’apprendre que le Prix Nobel de littérature 2013 a été décerné à Alice Munro. Voici l’article que nous lui consacrions il y a trois mois.  Alice Munro est une nouvelliste canadienne saluée dans toute la littérature anglo-saxonne. Joyce Carol Oates, Jonathan Franzen ou encore Cynthia Ozik la considèrent comme la digne héritière de Raymond Carver. Elle figure même depuis plusieurs années sur la liste des nobélisables. Elle reste cependant relativement méconnue en France, ce qui est fort regrettable,  quand on considère l’étendue de son talent. Quand on découvre les nouvelles d’Alice Munro, on retrouve des émotions de lecture oubliées : d’abord la surprise, parfois même la déroute, parce que la nouvelliste défie l’art de la narration et chute là où elle le désire, sur un non-dit, un vacillement, un moment de doute. Ensuite, une forme d’empathie supérieure, qui ne se résume jamais à une simple identification aux personnages, mais qui maintient au contraire une distance féconde qui nous oblige à juger notre propre existence. Enfin, l’ébahissement, parfois, tant la langue s’avère d’une beauté mystérieuse. Il y a en effet quelque chose qui relève de la magie dans cette écriture : le lecteur, bien qu’avisé, n’est pas en mesure de repérer les astuces qui permettent à la nouvelliste d’atteindre ce degré d’émotion, et c’est là ce qui tient, à mon avis, du prodige littéraire. Fugitives – Runaway est le titre original- relate les destins de huit femmes tentées par la fuite. Happées par un ailleurs possible ou simplement imaginé, quelque chose hors de leurs vies, hors d’elles-mêmes, elles sont le plus souvent empêchées d’aller au bout de leur désir, ou intimement impuissantes à y parvenir. Elles hésitent, tergiversent, mentent, se mentent, abdiquent, renoncent. Carla, par exemple, préfère sa vie de couple...

Une Dernière Fois la nuit, Sébastien Berlendis...

Vaincu par l’asthme, un homme s’éteint progressivement, recroquevillé dans le lit naufragé d’une maison à l’abandon. C’est la fin d’un long chemin. Il arrive d’Italie après avoir retrouvé les lieux qui ont constitué sa mythologie personnelle : la maison natale de Bracca, petite tache parmi les pins sombres, dont l’atmosphère étouffante favorise l’épanouissement de la maladie ; San Pellerino, lieu de la première cure, des premiers soins pour modérer les crises, et de la naissance de l’amour ; la villa Luigia au bord du lac de Côme, dans laquelle l’amour est porté à son comble, jusqu’à l’agonie, puis la mort ; Trieste, le réconfort apporté par la mer et le soleil, la joie des autres corps…et enfin la maison du dix, chemin de la Résistance, sur le plateau d’Assy, cette dernière nuit. On devine que ces pérégrinations sont moins géographiques que mentales : l’homme se remémore, et le lecteur perçoit les traces de ces souvenirs au sein d’un jeu de reprises et de variations qui donne à l’ensemble l’allure d’un vaste poème en prose. La lecture est envoûtante, on se perd dans ce récit comme on se perdrait dans la contemplation d’un vieil album de famille. Dans sa forme discontinue, le récit se rapproche d’ailleurs de l’album : les blocs de texte sont les photos qu’on a délicatement collées sur l’espace blanc de la page. On les imagine en noir et blanc, parce que c’est ainsi que l’auteur souhaite nous raconter le parcours de cet homme dans cette Italie du Nord du début du siècle. Certains passages semblent envahis par un blanc solarisé, d’autres font la part belle au noir qui, dans sa dureté, crée d’émouvants effets de contraste. Ce jeu entre le noir et le blanc, tant sur la forme que sur le fond, exprime tout le paradoxe du...

Le Passé, Ashgar Faradhi Mai20

Le Passé, Ashgar Faradhi

Après avoir triomphé deux fois à Berlin avec A propos d’Elly et Une séparation, respectivement Ours d’argent et Ours d’or, Ashgar Faradhi est enfin sélectionné à Cannes. Pour ce sixième long-métrage, l’iranien n’a pas choisi la facilité : le Passé a en effet été produit, réalisé et tourné à Paris, avec des acteurs français. Faradhi a écrit le scénario et les dialogues en farsi, puis les a fait traduire par sa fidèle interprète, également présente sur le tournage. Le risque était donc grand de voir le naturel de sa mise en scène entamé par une direction d’acteurs dès lors difficile. Par ailleurs, on pouvait légitimement se demander ce qu’il resterait de l’écriture du drame familial propre à Faradhi, une fois libéré de l’arrière-plan iranien. Pourtant, après projection, il est évident que l’exil n’a pas entamé le talent du réalisateur. En dépit de quelques maladresses, le film est une réussite. Tout commence par des retrouvailles dans un aéroport français. Marie attend Ahmad, qui débarque de Téhéran pour procéder aux formalités administratives liées à leur divorce, entamées depuis déjà plusieurs années. La séparation doit se conclure rapidement, puisque la jeune femme attend un enfant de Samir, son nouveau compagnon. Cette première scène contient tout le propos du film : les deux personnages se ratent presque, ils tentent de se parler mais ne s’entendent pas, séparés par une vitre, qu’on devine symbolique. Cette séquence, très forte, est annonciatrice de ce qui va suivre : Le passé met en effet en scène le drame d’une famille gangrénée par les non-dits. Le film est construit comme une tragédie moderne, dans laquelle l’incommunicabilité joue le rôle de puissance funeste. Ahmad arrive dans cette famille au moment de l’acmé, le moment le plus aigu de la crise tel qu’on l’entend dans la tragédie grecque :...

Nous nous sommes tant aimés, Ettore Scola

Gianni, Nicola et Antonio se lient d’amitié pendant la guerre : ils appartiennent tous les trois à la résistance et combattent farouchement dans le maquis contre l’occupation allemande. A la libération, un monde nouveau s’ouvre à eux. Militants fervents de la révolution, ils abordent cette nouvelle période de l’Histoire nourris de rêves et d’illusions. Le film raconte alors le parcours de ces trois hommes, confrontés à la réalité de l’Italie de l’après-guerre. Le spectateur suit leurs destins individuels sur une trentaine d’années : chacun se raconte par l’intermédiaire d’une voix off superposée aux images. Le film alterne ainsi les trois points de vue, chacun se faisant le narrateur de sa propre histoire. Entre ces trois hommes se trouve une femme, Luciana, aspirante actrice, qui aura une aventure avec chacun d’entre eux. De manière assez classique, la femme est l’élément qui vient signer la rupture entre les trois amis. Cependant, le spectateur comprend que le conflit n’est pas tant sentimental qu’idéologique : quand ils se retrouvent vingt-cinq ans après, le fossé qui existait déjà entre eux est devenu immense. Comme le dit l’un des personnages, « nous voulions changer le monde, mais c’est le monde qui nous a changés ». Gianni incarne ainsi le personnage du riche parvenu, celui qui a trahi ses idéaux de jeunesse, par ambition d’abord, mais sans doute aussi par simple cupidité. Mais paradoxalement, ce n’est pas avec lui que Scola est le plus sévère : bien qu’il le dépeigne dans toutes ses compromissions, ses lâchetés, ses traîtrises, le personnage n’en reste pas moins grand et dans une certaine mesure respectable. A l’inverse, même si Antonio et Nicola ne se sont pas compromis et qu’ils sont restés fidèles à leur ligne idéologique, Scola s’en amuse et fait d’eux de sympathiques ratés. Les voilà embourbés dans une existence...

Tigre! Tigre!, Margaux Fragoso

Quand Margaux fait la connaissance de Peter, elle a sept ans, lui cinquante et un. Ils se rencontrent à la piscine municipale. Devenue adulte, elle se rappelle son air enfantin, malgré les cheveux gris et les rides, au coin des yeux et de la mâchoire. Peu après, Peter invite la mère et la petite fille chez lui. Margaux découvre un joyeux capharnaüm : un jardin luxuriant, des animaux dociles, des malles pleines à craquer, remplies de déguisements et de jeux.  Peu à peu, les habitudes s’installent et toutes deux reviennent très régulièrement. Chez Peter, on bronze, on s’éclabousse, on engouffre des hot-dogs dégoulinants, et surtout, on invente des histoires, reprises et variations du même scénario dont on est, bien sûr, toujours l’héroïne. Margaux adore venir chez Peter, « parce que Peter est comme elle, juste plus grand, et qu’il peut faire des trucs qu’elle ne peut pas faire ». Dans le préambule au roman, Margaux Fragoso rapporte les propos d’une gardienne de prison rencontrée à l’occasion d’un reportage: « Passer du temps avec un pédophile est comme un shoot de drogue. C’est comme si les pédophiles vivaient dans une sorte de réalité fantastique, et ce fantastique contamine tout. Comme s’ils étaient eux-mêmes des enfants, mais pleins d’un savoir que les enfants n’ont pas. Leur imagination est plus puissante et ils peuvent bâtir des réalités que des petits enfants seraient incapables de rêver. Ils peuvent rendre le monde… extatique, d’une certaine façon. Quand c’est fini, pour ceux qui sont passés par là, c’est comme décrocher de l’héroïne, et pendant des années ils ne peuvent s’empêcher de poursuivre un fantôme, le fantôme de ce que ça leur faisait ». L’intérêt de ce récit autobiographique réside précisément dans le traitement de cette ambiguïté : le crime a souvent des allures d’histoire d’amour ; dans cette histoire,...

Certaines n’avaient jamais vu la mer, Julie Otsuka...

Lorsqu’on leur offre la possibilité de quitter leur pays et la pauvreté dans laquelle elles survivent, ces jeunes femmes japonaises n’hésitent pas. Elles embarquent pour l’Amérique avec leur kimono, leur savoir-faire de cuisinière, leur bon sens de paysannes, leur quant-à-soi pour les plus privilégiées. Elles viennent avec leur croyance (généralement bouddhiste), leur innocence, leur endurance – qui leur sera bien utile. En effet, instrumentalisées par des agences matrimoniales peu scrupuleuses, elles déchantent aussitôt arrivées : les hommes qu’elles épousent sont des brutes épaisses auprès desquels elles mèneront une vie de misère. Prolétaires ou non, toutes seront soumises aux mêmes brimades, au même mépris, au même désenchantement : « Nous comprenions que jamais nous n’aurions dû partir de chez nous ». Après Quand l’empereur était un dieu, roman inspiré par l’histoire de son grand-père suspecté de trahison après l’attaque de Pearl Harbor et interné pendant trois ans, Julie Otsuka renoue avec ses origines pour raconter le trajet de ces femmes japonaises, de leur arrivée sur le port de San Francisco aux camps d’internement une vingtaine d’années plus tard. Ce petit livre poignant, très singulier, a été acclamé aux Etats-Unis avant de l’être en France : aujourd’hui auréolé du Prix Femina Etranger 2012, il caracole en tête des ventes depuis quelques semaines. Ce succès est aisément compréhensible : non seulement la romancière met en lumière un fait historique méconnu – la déportation des populations japonaises pendant la seconde guerre mondiale-, mais elle le fait avec une virtuosité époustouflante. Ce court roman se divise en huit chapitres aux titres éloquents – de l’ironique  « Bienvenue, mesdemoiselles japonaises ! » au tragique « Disparition ». Dans l’intervalle de ces cent-cinquante pages, le lecteur est confronté à un vaste mouvement de dégradation, de la désillusion à la disparition. C’est la mémoire de tout un peuple qu’il s’agit alors de reconstruire, peuple...

Home, Toni Morrison

Depuis une dizaine d’années, les romans de Toni Morrison évoluent vers plus de concision, mais ne se départissent jamais de leur puissance d’évocation. C’est le cas de Home, son dernier roman : moins de cent-cinquante pages sont nécessaires pour décrire l’atmosphère de l’Amérique des années 50 et raconter le destin d’un frère et d’une sœur noirs, jetés dans le bain du racisme et de la ségrégation. Le roman s’ouvre sur un bref poème, dans lequel le narrateur se prend à rêver d’une maison  différente de celle dont il a la clef : « J’en ai rêvé une autre, plus douce, plus lumineuse / qui donnait sur des champs traversés de bateaux peints/ sur des champs vastes comme des bras ouverts/pour m’accueillir » ; et il se ferme sur deux phrases laconiques, isolées au sein du dialogue : « Viens, mon frère. On rentre à la maison ». Entre les deux, dans l’espace laissé par cette centaine de pages, Toni Morrison construit le trajet de Franck et de Cee, à la recherche de cette maison, de ce refuge. Comme le titre l’indique, le roman est le récit de cette quête : trouver un chez-soi, un abri, une sécurité, qu’elle soit matérielle ou symbolique. Dès le début du roman, le narrateur évoque un exil : celui de la famille de Franck et Cee, jetée sur les routes par des individus « à la fois avec et sans cagoule ». Déracinée, condamnée à l’errance, la famille trouve un semblant de refuge dans la petite ville de Lotus où habitent déjà les grands-parents, Lenore et Salem. Tous se partagent d’abord douloureusement la même maison. Puis, au prix d’efforts considérables, les parents parviennent à acheter leur propre bicoque. Cependant, étouffés par cette ville « sans trottoirs ni canalisations intérieures », les enfants fuient, Franck en Corée, Cee à Atlanta, avec « la première créature...

L’Histoire de Pi, Yann Martel, Ang Lee

Pi, jeune indien affable et farfelu, a la chance de naître au zoo de Pondichéry, propriété de son père. Vivre au milieu d’animaux de toutes espèces n’a rien d’anodin, et Pi développe très vite une curiosité et une aptitude au relativisme assez exceptionnelles. Notre jeune héros s’enthousiasme  ainsi simultanément pour la religion bouddhiste, musulmane et catholique. Il mêle croyances et enseignements, rites et interdits dans un joyeux mélange de toute bonne foi : pourquoi croire à une seule religion à l’exclusion de toutes les autres ? La vie est douce dans la tiédeur du zoo, et Pi pourrait grandir ainsi, de découvertes en découvertes, et devenir un adulte fantasque, certes, mais confiant et équilibré. Il en ira tout autrement : à la suite d’incidents politiques dans le pays, le père de Pi choisit de s’exiler, embarquant sa famille et la plupart des membres du zoo sur un cargo japonais en direction du Canada. Hélas, le bateau fait naufrage et Pi est le seul humain à en réchapper… seul humain, oui, car au fond du canot de sauvetage est tapi Richard Parker, énorme tigre du Bengale, que Pi connaît déjà bien pour l’avoir vu gloutonner une chèvre avec la même facilité que lui-même avale un naan au fromage. Durant 227 jours, Pi devra oublier sa faim, sa soif, sa peur et tenter coûte que coûte d’apprivoiser l’animal, avant que celui-ci ne se décide à en faire son repas. La sortie de l’Odyssée de Pi de Ang Lee était l’occasion de se plonger dans le roman du canadien Yann Martel, que l’on avait raté à sa sortie : sept millions de lecteurs, quarante-deux traductions, Man Booker Prize, autant de raisons de se pencher sur un succès aussi retentissant. Certes, L’Histoire de Pi répond aux codes les plus fameux du roman d’aventure....

Qu’avons-nous fait de nos rêves ?, Jennifer Egan...

Je l’avoue, j’ai choisi de lire ce roman parce que j’ai été attirée par une campagne de presse efficace, présentant ce roman comme « une perfection absolue » (dixit le New-York Times, excusez du peu). Evidemment, le fait qu’il soit auréolé du prix Pulitzer a achevé de me convaincre. Pourquoi évoquer ainsi les raisons qui ont déterminé cette lecture ? Parce que j’ai eu l’impression, encore une fois, de m’être fait balader. En dépit de tous ces éloges, voilà un roman décevant: à trop vouloir en faire, on s’égare. Le roman de Jennifer Egan appartient à cette littérature américaine de l’après-11 Septembre qui dessine le visage sombre et anxiogène d’un pays rongé par un mal protéiforme : désastre écologique, libéralisme ravageur, perte des valeurs… La romancière choisit d’évoquer les désillusions existentielles de la génération des ex-seventies. Elle raconte les destins d’une myriade de personnages  gravitant tous plus ou moins autour de l’industrie du disque et fait du passage à l’ère numérique le point de départ d’une méditation sur le temps qui passe et qui emporte avec lui les rêves. Ainsi, Bennie, ancien punk passionné, devenu producteur de tubes insipides, rendus exsangues par les effets de la conversion numérique : « Bennie savait qu’il fabriquait de la merde. Trop limpide, trop aseptisé. La précision, la perfection, voilà le problème, elle vidait de substance tout ce qui se prenait dans les rets microscopiques de son système ». Pour rendre sensible ce sentiment de déclin et le contraste entre rêves et réalité, Jennifer Egan use de techniques romanesques empruntées tout à la fois aux feuilletons du XIXème siècle et aux séries télévisées contemporaines. Imitant la structure des sopranos, elle fait des allers retours constants entre les deux personnages principaux, Bennie et Sasha, et les personnages secondaires qui déambulent autour d’eux. Elle se refuse à toute...