La petite Femelle, Philippe Jaenada

Dans La petite Femelle, Philippe Jaenada reconstitue avec minutie l’histoire tragique et authentique d’une femme qui a tué son amant. Un portrait en forme de plaidoyer où la rigueur n’exclut pas la fantaisie.

Pour avoir tué son ancien amant, Pauline Dubuisson est condamnée en 1953 à la prison à perpétuité après un procès qui connaît un grand retentissement dans la presse et l’opinion publique. Libérée pour bonne conduite après huit ans de prison, elle change de prénom et reprend ses études de médecine à Paris. Mais, rattrapée par son passé, elle part au Maroc où elle exerce comme infirmière. Reconnue à nouveau et repoussée par celui qu’elle s’apprêtait à épouser, elle se suicide en 1963.

Au cours des années suivantes, cette histoire inspira à la fois la littérature et le cinéma : dès 1958, En cas de malheur de Simenon est adapté à l’écran par Autant-Lara avec Brigitte Bardot, et surtout en 1960 La Vérité de Clouzot, toujours avec Bardot, remporte un grand succès. Plus récemment, en 1991, Jean-Marie Fitère publie La Ravageuse et Jean-Luc Seigle Je vous écris dans le noir en 2015. Alors, pourquoi un nouveau livre consacré à cette affaire ?

Que l’on ne s’y méprenne pas. Il ne s’agit pas ici d’un « roman vrai », d’une fiction à partir d’un fait divers mais de la recherche de la vérité, comme l’annonce l’auteur dans son prologue : «Je m’efforce d’être le plus précis, le plus juste, le plus fidèle qu’on puisse être. » Philippe Jaenada se fait l’avocat pointilleux de l’accusée (celui qui lui a fait défaut lors de son procès puisque son défenseur, le très catholique Paul Baudet, soucieux de sauver l’âme plus que la vie de sa cliente, n’a pas cherché à réfuter l’accusation de préméditation). L’auteur a fouillé les archives, épluché les rapports de police, débusqué et interrogé les derniers témoins. Il met ainsi à jour la partialité du dossier, les glissements de mots opérés au fil de l’enquête, les approximations et les mensonges des articles de presse. Il fait apparaître le poids des préjugés misogynes dans ce tribunal (presque) entièrement composé d’hommes jugeant une femme, la rigueur de l’avocat général Raymond Lindon (pour la petite histoire, le père de Jérôme, le grand-père de Vincent), la cruauté de l’avocat de la partie civile, maître Floriot, qui interpelle l’accusée après sa troisième tentative de suicide – « En somme, vous ne réussissez que les assassinats ! » – et surtout l’acharnement de la presse et le déferlement de haine à son égard[1].

En retraçant avec précision l’enfance et l’adolescence de Pauline Dubuisson, l’auteur nous rend proche de cette jeune fille au destin brisé. Enfant solitaire entre une mère dépressive et absente, un père rigide et exigeant, elle lit Nietzsche à onze ans et apprend qu’il faut faire partie des forts. Adolescente en temps de guerre, auprès d’un père qui la pousse vers les Allemands, elle voit de près toutes les horreurs de la fin de la guerre lors du siège de Dunkerque et elle est tondue lors de l’épuration (cet aspect de son histoire, encore tabou dans les années 60, est occulté dans le film de Clouzot). Jaenada fait même de cette étudiante en médecine qui veut devenir pédiatre, de cette jeune femme qui prend des amants et refuse de les épouser, une féministe en avance sur son temps qui réclamerait déjà son autonomie, y compris sexuelle. D’où le titre, emprunté au film d’Autant-Lara En cas de malheur : à son amant qui lui demande d’habiter chez lui , Yvette Maudet/Brigitte Bardot répond: « Je suis une petite femelle, il faut me laisser faire ce que j’ai envie. »

Pour bien comprendre l’affaire Dubuisson, il faut aussi la replacer dans son contexte, ce que fait parfaitement l’auteur, au risque même d’impatienter le lecteur pressé de retrouver l’histoire de Pauline. Dans l’après-guerre, les hommes humiliés par la débâcle, l’occupation et la détention en Allemagne se vengent sur des femmes dites légères et réaffirment leur statut. Parce qu’elle a couché avec l’ennemi, Pauline incarne la collaboration ; parce qu’elle a eu quelques amants, c’est une Messaline ; parce qu’elle garde la tête haute, elle devient une rebelle. Tout tient à un malentendu savamment entretenu par l’accusation et par la presse. On juge hautaine, orgueilleuse et cynique celle qui a simplement toujours appris à ne pas montrer ses sentiments. On fait de cette jeune femme de 26 ans trop belle, trop intelligente, trop libre, l’incarnation de tous les défauts prétendument féminins. On qualifie d’assassinat avec préméditation ce qui relève du crime passionnel. Il n’est pas anodin de remarquer que la seule personne parmi les jurés qui ne vote pas la condamnation à mort, sauvant ainsi Pauline de la guillotine, est une femme. Et que, excepté de sa famille, Pauline ne recevra de visite et de soutien que d’une autre femme, visiteuse de prison, qui fera même le déplacement à la prison de Châlons et continuera à correspondre avec elle.

Curieusement, alors que le propos est grave, que l’histoire est tragique, il nous arrive de sourire et même de rire à la lecture de cet ouvrage, tant il est écrit d’un style alerte, plein d’ironie à l’égard des manipulateurs de la vérité, de drôlerie dans ses digressions autobiographiques, ses expressions inventives et ses raccourcis étonnants dès la première ligne : « Je suis comme les bébés, quand la nuit tombe, j’ai besoin d’un whisky. » L’auteur instaure ainsi une sorte de dialogue, de proximité avec le lecteur ; il aborde son personnage avec un « mélange de bienveillance et de détachement »  qui permet une empathie sans pathos; il instille une dose de légèreté dans la rigueur de sa recherche et la noirceur du sujet.

Toutes choses qui contribuent à nous donner un indéniable plaisir de lecture et à nous faire dévorer ce (long) livre qui est tout à la fois une biographie, une reconstitution historique et une réflexion sur la justice.

La petite femelle, Philippe Jaenada, éditions Julliard, août 2015, 720 pages.

[1]   A l’occasion de la parution du livre de Jaenada, Paris-Match a mis en ligne ses archives concernant le procès de Pauline Dubuisson