La Chambre bleue, Mathieu Amalric mai28

La Chambre bleue, Mathieu Amalric

Cette chambre bleue a d’abord l’air d’une star. Ses murs, ses rideaux, son mobilier, sa fenêtre, Mathieu Amalric la filme comme Godard filma Bardot. Mais elle n’est qu’un point de départ, un nid dans lequel s’ébattent Julien et Esther, deux amants passionnés qui tentent d’échapper à d’austères vies familiales. Une relation adultérine qui ne peut en rester là tant les amants s’aiment et se dévorent. On se gardera bien de dévoiler l’événement central, car celui-ci, et c’est l’une des grandes réussites du film, se découvre seul, au fil de la narration et des images qui s’égrènent. Cette progression plonge le spectateur dans une étrange circonspection qui évolue à mesure que la lumière se fait sur cet événement. N’oublions pas que l’histoire est signée Georges Simenon, le génial créateur de Maigret. Mais La Chambre bleue revisitée par Amalric est bien davantage qu’un polar efficace : le cinéaste décortique avec brio les ressorts d’une passion amoureuse et livre une œuvre d’une beauté inouïe. Et c’est cette beauté que nous retiendrons en tout premier lieu. Amalric fait le choix d’un format resserré en 4/3, presqu’un carré en somme, qui nous permet d’appréhender l’image d’un seul coup d’œil, image qu’il compose et soigne consciencieusement. On reste subjugué par la beauté de chacun de ces plans, presque toujours fixes, par leur pertinence, leurs couleurs, leur composition sobre, leurs enchaînements. Il y a là une œuvre de photographe, en tout cas l’œuvre d’un cinéaste qui a compris que son art était d’abord celui de l’image. Toutefois, le film serait demeuré vide sans une narration efficace et un propos qui interpelle : au fil d’un récit rétrospectif, Amalric sonde les ressorts de la culpabilité de Julien, le personnage qu’il incarne. Face à des gendarmes, à un psychologue, puis face au juge d’instruction...

Ethan Frome, Edith Wharton

Julie Wolkenstein n’a pas choisi de traduire Ethan Frome. Le roman d’Edith Wharton lui tombe dessus un soir d’hiver, alors qu’elle est immobilisée par une jambe cassée : comme elle, le héros éponyme est estropié du côté droit. Curieux hasard qui n’explique pas entièrement la fascination que le personnage exerce sur elle : « En commençant, j’avais oublié qu’Ethan était handicapé du côté droit, comme moi, c’était trop beau. Je me suis laissé happer par le texte que j’ai traduit d’une traite, portée par son intensité dramatique ». Edith Wharton nous a habitués aux salons new-yorkais, et les pérégrinations de la jeune Lili Chez les Heureux du monde n’ont apparemment pas grand-chose à voir avec le chemin de croix du jeune Ethan sur les cimes glacées de la Nouvelle-Angleterre. Pourtant, ce court roman atypique témoigne des mêmes tourments, des mêmes obsessions : comment échapper à la rigidité de la morale et vivre enfin ? Est-ce même possible ? A cet égard, Ethan Frome est d’une noirceur absolue : pas une once d’ironie pour colorer l’ensemble, le tableau est sans nuance, même de gris. Souvent, on pense aux heures les plus sombres de Maupassant, à toutes ses nouvelles d’un réalisme si âpre qu’elles en deviennent presque insupportables (« Première neige », par exemple).  A la fin du XIXème siècle, Ethan Frome est un jeune homme pauvre qui aime les livres et rêve de voyages. Mais ses aspirations pèsent bien peu face aux laborieuses contraintes qui sont les siennes : la vieille ferme et la scierie, douloureux héritages qui coûtent tant d’efforts et ne rapportent rien ; la femme, vieille cousine épousée au gré des circonstances, hypocondriaque sévère qui transporte sa morbidité dans chacun de ses menus déplacements. C’est une vie sans vie, une existence rugueuse, comme le décor qui l’enveloppe. Mais Ethan tombe amoureux et tout bascule...

SUJET, Triptyque de la personne, compagnie GDRA...

Après Singularités ordinaires et Nour, le GdRA (Groupe de Recherche Artistique) complète sa recherche autour de la personne. Cette compagnie se place à l’avant-garde du spectacle vivant, selon la volonté de ses fondateurs, Christophe Rulhes et Julien Cassier, d’élargir celui-ci au monde de l’anthropologie, de la sociologie et de la psychologie. Leurs spectacles mêlent le cadre fictionnel de la scène et des éléments de réel : ils se nourrissent des récits de vie de personnes rencontrées, personnes qui posent souvent la question de la transmission d’une tradition. Ces « identités narratives » se disent à travers l’engagement du corps sur scène, le corps du danseur, du circassien mais aussi celui du musicien et du comédien. On peut sortir de ce spectacle à la fois séduit et désemparé : il faut s’interroger pour savoir de quoi il est vraiment question. C’est un spectacle qui se présente comme un texte ou comme une polyphonie : pendant la représentation, on s’accroche à plusieurs fils dont on essaie de suivre le chemin, sans y parvenir complètement. Mais le tissage est tellement dense que l’on s’y perd tout en pressentant bien la cohérence profonde du tout. Les acteurs, par les textes, les projections d’interviews, la danse et l’acrobatie, nous font cheminer dans le sens, pendant et après le spectacle, pour aborder le thème de la personne « fragile », celle que l’on soigne sous prétexte qu’elle ne paraît pas adaptée à notre société.  On nous invite implicitement à nous questionner sur la normalité, celle qui, sous un masque de bienveillance, restreint et marginalise. Certains éléments de mise en scène de la compagnie se retrouvent d’un spectacle à l’autre, toujours aux frontières du réel : les sept comédiens sont tous sur scène dès l’entrée du public, il n’y a pas de coulisses et lorsqu’ils ne sont pas en...

Pas son genre, Lucas Belvaux mai13

Pas son genre, Lucas Belvaux

Dans son dernier long métrage, Lucas Belvaux, s’inspirant du roman de Philippe Vilain, filme une aventure qu’aucun site de rencontre n’aurait jamais programmée au monde des affinités raisonnées. Il s’en saisit pour interroger le mystère du lien amoureux, sa capacité à unir les êtres par-delà leur inscription sociale, son nécessaire et douloureux cheminement de l’intimité de la chambre au vaste monde. Si le film a souvent tendance à agacer, par des séquences trop convenues ou sans saveur, par des dialogues souvent alambiqués, on doit lui reconnaître une certaine force, qui tient à la belle interprétation d’Emilie Dequenne autant qu’à cette réflexion post​-marivaudienne sur les possibles de l’amour. Dans un univers de classes bien cloisonné, Clément Leguern et Jennifer n’auraient jamais dû se croiser. Durant les quinze premières minutes du film, Lucas Belvaux prend le temps d’esquisser le milieu social et culturel de chaque personnage, faisant de la rencontre que nous savons imminente un horizon d’autant plus insolite et hasardeux. Clément est un Parisien bien né, professeur de philosophie spécialiste de la pensée allemande et auteur d’un livre à succès « De l’amour (et du hasard) » (Marivaux pointe son nez) ; Jennifer, mère célibataire, est coiffeuse à Arras et occupe ses samedis soirs à chanter dans un club de karaoké avec deux copines shampouineuses. Mais la trajectoire de Clément est déviée par le jeu des mutations de l’Education nationale et le voilà nommé pour un an à Arras, à son grand dam. Avec des airs de martyr, le jeune enseignant entame sa traversée du désert lorsque le déplacement prend une autre tournure, celle d’une rencontre inattendue. La prise de contact est vertigineuse. A chaque rendez​-vous, on se demande par quel miracle les personnages vont bien pouvoir s’ajuster l’un à l’autre, sur une terre instable où se...

Les Femmes de Visegrad, Jasmila Zbanic mai08

Les Femmes de Visegrad, Jasmila Zbanic

A Visegrad, à l’est de l’actuelle Bosnie-­Herzégovine, sur un territoire de la République serbe de Bosnie, la guerre fait rage en 1992. Ici, les Serbes sont en minorité face aux Bosniaques musulmans. Alors, quand la guerre éclate, on commence à massacrer. Sur le pont de Visegrad, rendu célèbre par le Prix Nobel de littérature Ivo Andric, le sang coule à flots. On égorge, on tue. Trois mille Bosniaques meurent sous la fureur serbe. Visegrad et sa région comptent alors près de vingt mille habitants. Kym Vercoe, une artiste australienne, passe à l’été 2011 ses vacances dans les Balkans. Désireuse de marcher sur les traces du Pont sur la Drina, le fameux roman d’Ivo Andric, elle se rend à Visegrad. Là, elle suit les conseils d’un guide touristique anglais et passe la nuit dans l’hôtel Vilina Vlas, un hôtel « romantique et plein de charme ». Mais, saisie d’une angoisse qu’elle n’explique pas, elle ne parvient pas à trouver le sommeil. De retour en Australie, elle découvre que l’établissement fut durant le nettoyage ethnique de 1992 un lieu de séquestration, de tortures, de viols et de meurtres pour deux cents femmes bosniaques. Bouleversée par l’absence de mémoire sur les lieux, terrifiée à l’idée d’y avoir passé la nuit en toute innocence, cette découverte l’obsède. Elle décide de revenir en Bosnie pour en apprendre davantage. Le film se concentre sur ce retour de Kym à Visegrad qui erre et filme tout. Il épouse alors la forme d’un documentaire terne, glacial, qui relate des faits parfois sans intérêt. La narration n’a rien de spectaculaire. Les Femmes de Visegrad se situe loin, très loin, du cinéma et du documentaire mémoriels qui parfois énervent par leur côté lénifiant et leur compassion guimauve. Ce genre ne joue souvent que sur...

The Turn of Screw, Benjamin Britten

L’Opéra de Lyon a proposé en avril un festival autour des œuvres de Benjamin Britten. Parmi les trois opéras présentés au public, The Turn of Screw, inspiré de la nouvelle d’Henri James, retient l’attention par sa mise en scène ambitieuse et l’atmosphère résolument fantastique qui s’en dégage… Sans convaincre pour autant. Créée pour la première fois en 1954, cette œuvre assez courte condense de multiples références, le texte d’Henry James bien sûr, mais aussi des comptines d’enfants et la poésie de Yeats ; le tout dans un langage musical aux confins de l’atonalité et de l’harmonie classique. Cette concentration d’éléments concourt à l’élaboration de ce fantastique, au sens que lui donne Tzevan Todorov : une ambiguïté permanente, une hésitation, un trouble dans le réel. Bref, il y avait là pour la metteur en scène Valentina Carrasco un défi de taille à restituer et à soutenir l’équivocité de l’œuvre. Elle semble avoir opté pour une grille de lecture qui, bien qu’opérante, corsète terriblement le propos du compositeur britannique. Dans le prologue chanté par le ténor Andrew Tortise, on apprend qu’une gouvernante est engagée sur le domaine de Bly pour assurer l’éducation des jeunes Flora et Miles. Une fois sur place, elle se prend d’affection pour eux, mais perçoit un mal diffus à l’intérieur du manoir. Il semble que Flora et Miles soient hantés par les fantômes de Mrs Jessel, l’ancienne gouvernante et de Peter Quint, l’ancien valet, dont l’attitude avec les enfants aurait été pour le moins ambiguë. Le frère et la sœur font eux-mêmes preuve d’une attitude équivoque, entre une innocence propre à leur âge et une méchanceté souterraine. La gouvernante entreprend de sauver les enfants et de convaincre Mrs Grose, la bonne, de la réalité de ces visions spectrales. Avec un orchestre réduit, la musique...