Apprenti gigolo, John Turturro avr28

Apprenti gigolo, John Turturro

Quelle obscure motivation a inspiré John Turturro lorsqu’il a décidé d’écrire et de réaliser ce film dont il est aussi l’acteur principal ? Probablement pas la volonté de faire un chef-d’œuvre ; car le film n’a rien de magistral. Mais il est loin d’être médiocre et J. Turturro tire son épingle du jeu en tant qu’acteur et réalisateur, évoluant dans le répertoire cinématographique new-yorkais comme un pianiste portoricain dans un standard de jazz. Le film est porté par un scénario faussement simplet et s’il apparaît parfois un peu décousu, cela ne lui enlève pas de son charme, fondé sur un formidable art du détail. La trame est la suivante : Murray, libraire facétieux et âgé, spécialisé dans les livres rares (Woody Allen) est contraint de fermer boutique. Pour remédier à ses problèmes d’argent, il propose à son ami fleuriste, Fioravante (J. Turturro), de satisfaire l’appétit sexuel de sa séduisante dermato contre rémunération sonnante et trébuchante. Fioravante se montre d’abord hésitant, mais tout bien pesé, il accepte le contrat. C’est un homme mûr à la fois modeste et charismatique. Il se dégage de lui une fragile virilité ; c’est la synthèse réussie entre le délicat Pino (Do The Right Thing) et le magnifique Jesus Quintana (The Big Lebowski) tous deux incarnés jadis par le même John Turturro. Murray, devenu proxénète, est lui aussi ambivalent : il se montre tout à la fois vénal et d’une tendresse amicale à l’égard de son « partenaire ». A cet égard, Woody Allen ne rate pas ici une belle occasion de surjouer le stéréotype du Juif avide, à la sagesse toute matérialiste. Le duo masculin une fois bien installé, les femmes entrent en jeu, à travers un autre duo joué par Sharon Stone et  Sofia Vergara. En dépit d’une beauté et d’une sensualité ravageuses, elles sont...

My Sweet Pepper land, Hiner Saleem avr21

My Sweet Pepper land, Hiner Saleem

C’est une terre sublime, au carrefour de l’Iran, de l’Irak et de la Turquie, des paysages à couper le souffle. Au milieu des montagnes du Kurdistan, un petit village vit sous le joug de ses traditions et d’Aziz Aga, parrain local rompu aux trafics en tous genres. Peu de temps après la chute de Saddam Hussein, le Kurdistan irakien est déclaré région autonome. Baran, un jeune officier de police, ancien combattant pour l’indépendance, est alors nommé commandant du village pour imposer les lois de l’Etat naissant. Il trouve en Govend, jeune institutrice indépendante à la réputation « sulfureuse », une alliée dans l’adversité. Hiner Saleem nous offre un film subtil dans lequel il mêle une légèreté constante à un arrière-fond grave et angoissant. Car ce n’est pas une partie de plaisir que vivent Govend et Baran. Etrangers aux coutumes locales, tous deux sont des célibataires « modernes » au sein d’une société kurde traditionnaliste. La communauté vit sous la terreur des hommes d’Aziz Aga et respecte chacune de leurs injonctions. Ici, l’Etat, c’est lui. Aussi, quand Baran, frondeur et pétri de certitudes, le défie les yeux dans les yeux sans afficher la moindre crainte, éclate une guerre sourde dont l’issue sera forcément fatale. Or, le Kurdistan que Baran est censé représenter est un Etat fantoche. Le cinéaste nous l’a montré dans un prologue au burlesque génial : devant quatre représentants de l’indépendance kurde, un criminel est mis à mort pour inaugurer l’autorité nouvelle. Mais voilà, ces pieds nickelés s’y reprennent à plusieurs fois et le  ridicule de la scène devient dérangeant. Baran ne dispose donc d’aucun soutien, sa solitude est effrayante. Un suspense terrible ne nous quitte pas : épaulé du seul Reber, l’adjoint au flegme étonnant, comment pourrait-il s’en sortir ? My Sweet Pepper land est donc le récit de...

La Disparition de Jim Sullivan, Tanguy Viel

Tanguy Viel nous prévient  dès les premières pages de La disparition de Jim Sullivan : il va écrire un roman américain, ou plutôt un roman international, en bref, quelque chose dont la résonance dépassera les frontières de l’hexagone. Parce qu’il faut bien l’avouer : « même dans le Montana, même avec des auteurs du Montana qui s’occupent de chasse et pêche et de provisions de bois pour l’hiver, ils arrivent à faire des romans qu’on achète aussi bien à Paris qu’à New-York (…). Nous avons un pays qui est deux fois le Montana en matière de pêche et de chasse et nous ne parvenons pas à écrire des romans internationaux ». Le défi est lancé : en dépit de sa franchouillardise, Tanguy Viel va essayer de voir grand. On comprend vite que cette intention est fallacieuse: La Disparition de Jim Sullivan s’apparente plutôt à une dissection méthodique et amusée des codes du genre. L’auteur choisit de se mettre en scène en train d’écrire, exhibant ainsi la mécanique du roman US avec une ironie corrosive. La phrase est longue, méandreuse, elle enchaîne les liens de subordination pour mieux souligner les soubresauts de cette conscience en plein processus de création. Tanguy Viel use et abuse de la prétérition, très utile pour faire ressortir les ficelles : « Même si je n’aime pas trop les flash-backs, je sais qu’il faut en passer par là, qu’en matière de roman américain, il est impossible de ne pas faire de flash-backs ». Le procédé est efficace, mais pas révolutionnaire. Dans les années cinquante, les écrivains du Nouveau-Roman appliquaient cette même recette pour décongestionner le roman traditionnel hérité du réalisme balzacien. Et pourtant, Tanguy Viel excelle : la petite voix ironique qui se superpose à la narration est absolument tordante, et le lecteur s’amuse tout autant que l’auteur. Espiègle...

La Crème de la crème, Kim Chapiron avr10

La Crème de la crème, Kim Chapiron

« Vous êtes dans la meilleure business school d’Europe » déclare le directeur d’une grande école type HEC lors de son discours de bienvenue aux premières années, dans un amphithéâtre empli de têtes blondes recevant avec gravité le sacre réservé à « la crème de la crème ». A cette scène d’ouverture succède sans transition le spectacle édifiant de Jaffar, deuxième année, se masturbant devant un film X. Voilà qui est clair : c’est avec une lame particulièrement aiguisée que Kim Chapiron, dans son dernier long métrage, attaque les valeurs et comportements de cette prétendue élite à laquelle aspirent aujourd’hui nombre de jeunes gens. Dilettantisme, machisme, déliquescence morale, le portrait n’est guère flatteur et l’on comprend que les élèves de la grande école parisienne aient peu apprécié la caricature. Trois personnages, Dan, Kelli et Louis, sont au centre du film. Leur histoire semble constamment mise en regard avec celle des célèbres étudiants de Harvard racontée par David Fincher dans « The Social Network« . Comme Mark Zuckerberg, les protagonistes imaginés par Chapiron peinent à trouver leur place dans un réseau de clubs fortement discriminants : Kelli, figure de la Pauvre, vient d’une famille modeste et n’a pas suivi la voie royale des classes préparatoires pour intégrer l’école, Dan et Jaffar figurent quant à eux les Arabes de la communauté, dont la mise à l’écart dit assez le mépris latent qui les entoure. Dan et Kelli prennent la tête d’un réseau qui, comme Facebook, se développe d’abord à l’intérieur de l’école avant de s’étendre à d’autres centres universitaires. Comme Mark Zuckerberg, ils sont rejoints par un jeune homme ambitieux, parfaite émanation de son milieu grand–bourgeois, le biennommé Louis. Les parallélismes de réalisation (séquences filmées dans la petite chambre universitaire) complètent les points communs de la narration. Mais le rapprochement permet surtout...

Orchidee, Pippo Delbono

Le théâtre de Pippo Delbono ne laisse personne indifférent. Qu’on le déteste ou qu’on l’adule, il met en branle nos émotions, nous fait passer de la colère à l’attendrissement, de l’indignation à l’enthousiasme. Ce qui fait de lui un véritable artiste. Orchidee est un spectacle créé en hommage à sa mère récemment décédée. Il est empreint de cette gravité que le petit garçon doit à cette mère façonnée par les principes, la dignité, la rigueur, l’amour et la foi catholique. Mais, comme tous les spectacles de Pippo, il ne s’arrête pas là. Il traite des grandes questions de l’existence, l’amour, la mort, et nous interroge avec un esprit toujours aussi critique sur le monde comme il va et sur le rôle que le théâtre peut encore y jouer. Le spectacle commence avec nos voix ; les portes de la salle sont fermées, il est l’heure, mais rien ne vient : ce sont nos bavardages qui introduisent la représentation. Et puis, de la régie, la voix de Pippo vient à notre rencontre, toujours chaleureuse, malicieuse, comparable à nulle autre pour raconter des histoires. Il commence par nous souhaiter un « bon divertissement », questionnant aussitôt cette formule, dont on ne perçoit pas nécessairement l’ironie. Que venons-nous vraiment faire au théâtre ? Rien ne se passe encore sur scène, et Pippo nous parle de notre rapport aux médias, aux portables, à la télévision et de nos tentatives éperdues d’enregistrer ce que l’on voit pour comprendre, peut-être « pour retenir le temps qui nous échappe ». La voix de Pippo est le fil conducteur du spectacle, notre point de repère. Elle convoque de grands auteurs, citant Shakespeare, Woolf, Senghor ou Tchékov, mais elle est aussi faite des textes écrits par lui-même, qui nous raconte ses souvenirs, des anecdotes apparemment insignifiantes, souvent drôles, des réflexions...