Les heures perdues » Jessica Martin http://www.lesheuresperdues.fr site de critique culturelle Fri, 04 Sep 2015 13:50:50 +0000 fr-FR hourly 1 http://wordpress.org/?v=4.3 Mustang, Deniz Gamze Ergüven http://www.lesheuresperdues.fr/mustang-deniz-gamze-erguven/ http://www.lesheuresperdues.fr/mustang-deniz-gamze-erguven/#comments Sun, 23 Aug 2015 17:43:11 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=2188

Un village turc, aujourd’hui. Cinq jeunes sœurs sont confrontées au poids des traditions et contraintes d’abandonner liberté et légèreté pour devenir de bonnes épouses. Dans leur maison devenue prison, éprises d’une impérieuse envie de liberté, elles tentent d’échapper à leur sort. Deniz Gamze Ergüven signe ici un premier long métrage lumineux et terrible : elle filme […]

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Un village turc, aujourd’hui. Cinq jeunes sœurs sont confrontées au poids des traditions et contraintes d’abandonner liberté et légèreté pour devenir de bonnes épouses. Dans leur maison devenue prison, éprises d’une impérieuse envie de liberté, elles tentent d’échapper à leur sort. Deniz Gamze Ergüven signe ici un premier long métrage lumineux et terrible : elle filme avec grâce cinq jeunes filles sublimes, victimes d’une société « qui a tellement peur du sexe que tout devient sexuel »[1]. Un film poignant et engagé.

Le film s’ouvre sur des larmes ; celles d’une fille de 12 ans qui fait ses adieux à son professeur. Mais ce chagrin d’école ne dure pas et laisse bientôt place à des jeux enfantins : les cinq sœurs s’amusent dans la mer avec des garçons. Scène légère, joyeuse, offrant aux spectateurs la beauté sauvage de ces filles dont la vie semble n’être inondée que de soleil et de promesses radieuses. Mais deux d’entre elles ont l’audace de grimper sur des épaules masculines, et l’allégresse tourne court. Dénoncées par une villageoise, les voilà donc accusées de se « masturber sur la nuque des garçons ». Face à l’absurdité de la situation, le spectateur jubile quand l’une des sœurs se met à brûler des chaises : « c’est dégueulasse, elles ont touché nos trous du cul ».

On pressent d’emblée que le poids de principes ancestraux va happer ces filles aux airs d’héroïnes tragiques, et l’on songe volontiers au très beau Virgin Suicide de Sofia Coppola. Cependant, Coppola met en scène un tragique désincarné, quand celui de Deniz Gamze Ergüven est davantage sociétal puisqu’il nait du poids des conventions. Ces jolies filles ne sont pas bien nées, le film se déroule « à mille kilomètres d’Istanbul » au bord de la mer Noire. Leur sensualité apparaît comme un crime aux yeux de l’oncle et de la grand-mère qui les élèvent. Le déshonneur guette. La solution est dramatiquement simple : le mariage. Les jeux innocents et l’école disparaissent alors pour laisser place à l’éducation de la bonne épouse. Les héroïnes sont bridées et leur espièglerie mise à mal.

Qu’elle filme une scène légère ou émouvante, Deniz Gamze Ergüven est toujours très précise. La caméra effleure les longues chevelures baignées de lumière, s’efface pudiquement quand les corps s’imbriquent les uns aux autres dans un moment de complicité volé, plonge sur des visages abasourdis lors d’un mariage arrangé. Les cadres sont composés avec rigueur et la lumière est intelligemment captée. Si certains pourraient regretter un excès de maniérisme, il faut plutôt y voir une mécanique judicieuse : la beauté des images et le soin apporté aux cadres servent toujours le processus tragique. Les instants de complicité ensoleillés, saisis au plus près des corps, se confrontent aux scènes de cris, de pleurs et de châtiments filmés en plan large, projetant ainsi le spectateur au cœur des luttes et des injustices que subissent ces filles.

Ce film est un duel, un combat entre la modernité et l’archaïsme. Il aurait été facile d’en faire un film manichéen, caricaturant une femme victime d’une société conservatrice. Mais Deniz Gamze Erguven est habile, et l’amour qu’elle porte à ses actrices, la foi dont elle leur témoigne, l’empêchent de tomber dans la facilité. Ses personnages deviennent l’incarnation de la modernité, de la liberté, d’un combat qui reste encore à mener. Victimes, oui, mais combattantes. Malgré l’ombre qui menace et le tragique qui s’amplifie, la réalisatrice laisse le spectateur respirer grâce à des moments cocasses et singuliers. Alors que les sœurs sont emprisonnées chez elles et que des barreaux viennent d’être installés aux fenêtres, l’une d’elles propose à la plus jeune d’aller à la piscine. Aller à la piscine alors qu’elles n’ont même plus le droit d’aller dans le jardin ? Se mettre en maillot de bain aux yeux de tous alors qu’elles sont contraintes d’enfiler des robes informes, « couleur de merde » ? Parées de leur maillot, elles plongent sur les matelas installés sur le sol de leur chambre. Moment fugace et drôle, dans lequel, pour un instant, les sœurs retrouvent la légèreté et la liberté qui leur ont été volées.

La composition, la lumière et le décor font de cette œuvre-combat un film d’une grande beauté. Mais elle n’est pas que plastique car elle émerge aussi de la tension entre deux mondes, âge adulte et adolescence, conservatisme et liberté, tradition et modernité, perversion et innocence. Ce long-métrage offre la magie des instants volés, la beauté de l’adolescence et la ferveur d’un combat.

[1] Jean-Jacques Corrio, Rédacteur de Critique Film. Voir la critique ici.

 

Date de sortie : 17 juin 2015

Réalisé par : Deniz Gamze Ergüven

Avec : Güneş Nezihe Şensoy, Doğa Zeynep Doğuşlu, Elit İşcan, Tugba Sunguroglu, İlayda Akdoğan

Durée : 1h37

Pays de production : Turquie, Allemagne, France

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