Jetez moi aux chiens, Patrick McGuinness

Inspiré d’un réel pugilat médiatique, Jetez moi aux chiens met à nu une société avide de faits divers et de coupables tout trouvés, solidement nourrie par une presse à sensation sans scrupule. Un faux roman policier et une vraie petite pépite littéraire. Jetez moi aux chiens commence comme un polar : après un premier chapitre déroutant, le lecteur est plongé dans une sordide affaire de meurtre, qui n’est pas sans rappeler un véritable fait divers. En décembre 2010, à Bristol en Angleterre, une jeune femme est portée disparue, puis retrouvée morte, étranglée. Noël approche, il faut résoudre l’affaire au plus vite. Un premier suspect est rapidement arrêté, son propriétaire et voisin, Christopher Jefferies. Les journaux s’emparent aussitôt de ce fait divers et condamnent cet ancien professeur sans aucune forme de procès : cet homme cultivé et singulier incarne le coupable idéal. Quelques jours plus tard, l’assassin est arrêté, Christopher Jefferies disculpé. Cette histoire de violence ordinaire est le canevas du nouveau roman de Patrick McGuinness. L’auteur y rend une forme de justice à celui qui a été pour lui un professeur bienveillant et qui a apporté un peu de joie dans sa scolarité au sein d’une école privée élitiste. Dans son roman, M. Wolphram, le suspect, est un double fictif assez transparent de Christopher Jefferies. Du jour au lendemain arrêté puis inculpé, il voit son mode de vie passé au crible. La presse, le rebaptisant opportunément « Le Loup », en fait le coupable idéal. Ainsi, chaque détail devient une preuve irréfutable de sa culpabilité : ses goûts musicaux et cinématographiques, son célibat, le moment de son départ à la retraite (quand l’école devient mixte). « Quand l’innocence est aussi louche, on n’a que faire de la culpabilité » constate amèrement le narrateur-enquêteur. Néanmoins,...

Le cœur de l’Angleterre, Jonathan Coe

Prix du livre européen 2019, Le Cœur de l’Angleterre, le dernier roman de Jonathan Coe, dresse un portrait cinglant de l’Angleterre des dernières décennies. L’auteur interroge avec un humour caustique et décalé les évènements qui ont pu conduire au Brexit. Un roman réjouissant autant qu’effarant. Dans son dernier opus, Jonathan Coe renoue avec les personnages de Bienvenue au Club, et de sa suite Le Cercle fermé, les membres de la famille Potter, choix non prémédité qui s’est finalement imposé à lui. Nulle nécessité cependant d’avoir lu les deux précédents pour savourer le dernier en date. Le roman s’ouvre en 2010 alors que Benjamin et Loïs Potter enterrent leur mère. Benjamin a à présent la cinquantaine et vit isolé dans un moulin retapé. Sa sœur reste hantée par les évènements traumatisants de son passé. Autour d’eux, membres de la famille ou amis créent un microcosme reflétant ce qui se joue à plus grande échelle dans le pays et qui va conduire au Brexit. La narration, à sauts et à gambades, suit différents personnages, allant de l’un à l’autre, les laissant en suspens, avant de les retrouver des jours, des semaines ou des mois plus tard. Ces nombreuses ellipses insufflent un rythme au récit, tendu vers l’avant, celui de l’engrenage dans lequel est prise l’Angleterre et qui la conduit à l’inimaginable. Les titres des trois parties qui composent le roman –La joyeuse Angleterre, L’Angleterre profonde, La vieille Angleterre- révèlent ce retour en arrière aussi imprévisible qu’inquiétant. L’histoire politique de l’Angleterre du début du millénaire, retracée par l’auteur non sans une ironie acerbe, n’est pas inconnue du lecteur. Néanmoins c’est avec une profonde incrédulité qu’il se voit replonger dans la campagne nauséabonde du Brexit. Sous couvert de la promesse de redevenir une nation puissante, certains politiques, appuyés...

Operation Sweet Tooth, Ian McEwan

Dans une longue interview accordée à François Busnel pour le magazine Lire, Ian McEwan affirmait récemment : « La vraie force d’un roman réside dans sa capacité à représenter le paysage intérieur d’un personnage ». Dans le cas présent, celui de Serena Frome, héroïne et narratrice du dernier roman du Britannique. Contrairement à McEwan dans Operation Sweet Tooth, nous ne ferons pas durer le suspense : son dernier opus, sans être un pensum intolérable, n’a pas l’étoffe de ces grands romans où l’on quitte à regret les personnages et leurs « paysages intérieurs »… C’est au mieux divertissant, au pire vain. Pourtant, l’affaire s’annonçait plutôt bien : McEwan dépeint, au travers de la belle Serena, l’Angleterre des 70s’ tiraillée, comme la protagoniste d’ailleurs, entre un conservatisme de bon aloi et une soif de liberté mal dégrossie. La narratrice, jeune anglaise bien sous tout rapport, doucement rebelle et naturellement conformiste, rencontre Tony Canning, un ancien du MI5, les services de renseignement britannique. Celui-ci, à l’issue d’une période idyllique de formation amoureuse et intellectuelle, lui obtient un poste subalterne au sein de l’agence. Après quelques mois de travail de secrétariat, elle se voit confier une véritable mission, Sweet Tooth, dont l’objectif est de favoriser l’émergence et la diffusion d’auteurs favorables à l’idéologie du bloc de l’Ouest. Elle fait ainsi la rencontre de Tom Haley, un écrivain prometteur selon les critères du MI5, dont elle tombe éperdument amoureuse, au point de compromettre sa mission et sa carrière. Force est de reconnaître que le projet de MacEwan est ambitieux. Naviguant entre roman d’espionnage, roman d’amour et récit d’apprentissage, il brosse le portrait d’un Etat anglais morose, angoissé par son déclin, soucieux de contenir les assauts terroristes de l’IRA et l’invasion des idées marxistes, usant de la force mais aussi d’une forme de soft power qu’illustre l’opération Sweet...

Une Fille, qui danse, Julian Barnes

Comment continuer à vivre lorsque les vérités sur lesquelles on a fondé son existence s’effritent soudainement ? Telle est la grande question posée par le nouveau roman de Julian Barnes. Six ans après Arthur et George, l’écrivain anglais revient avec Une Fille qui danse, récit plutôt habile d’une enquête, d’un travail de “corroboration” du passé qu’entreprend le protagoniste à l’occasion d’un étrange legs… Anthony Webster est le narrateur de ce roman constitué de deux parties distinctes. Dans la première, il raconte les “souvenirs approximatifs” d’une frange de son adolescence lycéenne durant laquelle il fait la connaissance d’Adrian Fynn, un jeune homme mystérieux, plus brillant que lui et ses deux amis proches, Colin et Alex. Il y raconte aussi sa rencontre avec Veronica Ford, son premier amour, vaguement calculatrice et hautaine, du moins dans son souvenir. Suite à leur séparation, elle se met en couple avec Adrian, qui se suicide quelques temps après. La véritable habileté du récit tient à sa seconde partie, qui est une relecture, quelques cinquante ans plus tard, de cette adolescence : le jeune Tony est devenu Anthony Webster, marié-divorcé, père et grand-père, un vieil homme qui mène une retraite paisible, vaquant à l’entretien de sa maison et à ses activités bénévoles. Il hérite par la mère de Veronica Ford du journal intime de son ancien ami Adrian. Aiguillonné par le possible contenu de ce document, il décide de le récupérer auprès de Veronica, qui refuse de le lui remettre. A cette occasion, il va revisiter son passé, découvrir combien le temps a altéré ses souvenirs et à quel point il s’est aveuglé sur son histoire personnelle. Roman sur le passage du temps, sur les failles et les illusions de la mémoire, Une Fille qui danse bénéficie d’une construction romanesque ambitieuse...