Eugenia, Lionel Duroy

Lionel Duroy délaisse l’autobiographie qu’il poursuivait depuis son premier ouvrage Priez pour nous publié en 1990 et évoque indirectement ses obsessions à travers l’histoire d’Eugenia dans la Roumanie des années 1940. Il y est question de la montée du nazisme et de l’antisémitisme, de l’engagement de l’écrivain et, encore et toujours, du poids de la famille et de la complexité des relations dans la fratrie. L’histoire se déroule entre 1935 et 1945, à Bucarest et Jassy, deuxième ville de Roumanie. Eugenia, la jeune héroïne âgée de dix-huit ans au début du récit, est aussi la narratrice de ces dix années terribles sur lesquelles elle se penche. Etudiante à l’université de Jassy, sa vie bascule quand elle rencontre le grand écrivain roumain d’origine juive Mihail Sebastian, invité par sa professeure de littérature à l’occasion de son dernier livre, Deux mille ans. Pour la jeune fille naïve, issue d’une famille où les propos antisémites sont monnaie courante, c’est une découverte intellectuelle et le début d’une histoire d’amour. S’éloignant peu à peu de son milieu d’origine et surtout de son frère Stefan, militant d’extrême droite pro-hitlérien, elle devient journaliste, couvre le pogrom de 1940 dans sa ville natale puis pousse encore plus loin l’engagement en participant activement à la résistance contre l’armée allemande. A la fin de la guerre, parce qu’elle veut tenter de comprendre, elle écrit le récit de ces dix années. Dans ce roman historique, l’auteur mêle fiction et réalité: il invente le personnage d’Eugenia qu’il place aux côtés de figures historiques, parmi lesquelles Mihail Sebastian, auteur roumain au destin tragique[1]. Avec ces personnages et le choix de la Roumanie, Lionel Duroy opère un double décentrement, à la fois biographique et géographique. On découvre l’histoire méconnue de ce pays pris en étau entre l’Allemagne et...

Un paquebot dans les arbres, Valentine Goby

Après l’encensé Kinderzimmer, Valentine Goby déconstruit le mythe des Trente Glorieuses à travers le destin de la famille Blanc, heurtée de plein fouet par la maladie. Un Paquebot dans les arbres est un très beau roman, porté par une héroïne solaire et un style remarquable. Ce paquebot blanc niché au cœur des arbres, c’est le sanatorium d’Aincourt, immense ensemble architectural construit en 1931, dont la majesté fait la fierté de toute la région. Mathilde, jeune fille à peine sortie de l’enfance, s’y rend chaque samedi pour voir ses parents atteints de tuberculose. Nous sommes au milieu des années 50, époque bénie des Trente Glorieuses, âge d’or de l’Après-Guerre, « temps miraculeux de la prospérité, de la Sécurité Sociale et des antibiotiques ». Le drame vécu par la famille Blanc semble anachronique, une histoire de maladie et de misère au temps du miracle économique. Avant la chute, les Blanc ont été les cafetiers de la Roche-Guyon, bourgade de la région parisienne. Le Balto est alors le centre névralgique du village, on y prépare la retraite aux flambeaux, on y sert les apéros de Pâques ou du 1er Mai, on y boit un verre à la sortie de l’église, on y trouve l’unique cabine téléphonique. Paul Blanc fait figure de patriarche bienveillant : il accueille les confidences, prête sans traites, oublie les dettes, ferme les yeux sur les vols : « Ma caille, c’est qu’ils en ont besoin ! » Le samedi, c’est soir de bal, tous les regards sont tournés vers lui, petit homme à l’harmonica qui fait danser les filles et les garçons. Mais la maladie passe par là, et avec elle, vient la dégringolade. Totalement imprévoyant, non éligible à la Sécurité Sociale réservée aux salariés, le couple bascule rapidement dans la spirale de la pauvreté : dettes, huissier, saisie, scellés, assistante...

Lettres à Anne, François Mitterrand

Et si Lettres à Anne de François Mitterrand était LE livre de l’année 2016? Mille deux cent dix-huit lettres écrites à la femme aimée pendant plus de trente années! Roman d’amour et roman épistolaire bien sûr, mais aussi autobiographie, essai politique et même œuvre poétique, jouant de tous les styles, longs épanchements lyriques, brèves factuelles, portraits caustiques, poèmes en prose… Une œuvre totale et peut-être la dernière correspondance amoureuse. On est subjugué, submergé par l’intensité de cette passion sans cesse réaffirmée, comme Mitterrand le remarque lui-même : « Et je suis là, à te récrire pour la centième fois, la même lettre ». Mais qu’est-ce que l’amour sinon le ressassement ? La répétition incessante du nom de l’aimée comme une incantation : « Tu t’appelles Anne et je t’aime » ? La déclinaison du verbe aimer, sous une forme simple : « Tu es ma forêt dont j’aime chaque arbre » ou plus alambiquée : « Tu es mon bouquet de fleurs claires. Bouche en forme d’iris, rire au chrysanthème d’or simple, gravité de la tulipe noire, ô mon front de lilas, ô mon corps de varech, mon amour à l’odeur de violette et de mer » ? Lettres à Anne, c’est l’histoire d’un homme et d’une femme et c’est aussi une page de l’histoire de France dans ces lignes qui ressuscitent les années 60 et 70. François Mitterrand appelle le 106 à Château-Chinon, Littré 10-77 à Paris mais comme « le téléphone reste un instrument du Moyen-Age » il a aussi recours au courrier et aux télégrammes ; il roule en DS 21, surnommée « la pantoufle », en 2 CV ou en GS, atterrit en Viscount à Orly, prend le Mistral pour descendre dans le Sud, le Bourbonnais pour aller de Nevers à Clermont-Ferrand ; les filles portent les cheveux « en catogan », en Amérique il découvre les premiers « hippies » et, chroniqueur...

Illska, Eirikur Örn Norddhal

Premier roman traduit en français du jeune romancier islandais Eirikur Örn Norddhal, Illska est un récit étrange, déroutant, décapant, roman à la fois historique et contemporain, mené de main de maître. Le point de départ du roman est l’histoire d’amour d’un couple d’étudiants, Agnes et Omar, qui se rencontrent à Reykjavik par une nuit glaciale de 2009. Au cours de ses interviews pour son mémoire sur le racisme populiste en Islande, Agnes fait ensuite la connaissance d’Arnor, néo-nazi qui devient son amant. Un enfant naît – de qui est-il le fils?- le couple se défait, Omar incendie leur maison et part à travers l’Europe. Encore un roman islandais ! Mais cette fois une Islande loin des clichés, sans volcan ni geyser, sans bélier ni macareux, une Islande contemporaine, mondialisée, aseptisée : « En fait, l’Islande n’est rien d’autre que le Danemark. Rien de plus que la béarnaise. Fabriquée industriellement et conditionnée dans des pots en plastique. » On s’y nourrit d’hamburgers-frites et de pizzas, seules les vieilles grands-mères à la campagne préparent encore « de l’aiglefin et des pommes de terre, le tout arrosé de graisse de mouton fondue » ; les banques sont en faillite, on manifeste en lançant des œufs et tapant sur les casseroles; on rencontre des Lituaniens, des Polonais, des caissières de supermarchés thaïlandaises et les mouvements d’extrême-droite se développent. Grâce à un va-et-vient constant entre passé et présent, l’histoire individuelle et familiale des trois jeunes gens s’inscrit dans l’Histoire collective de l’Europe au XX° siècle; en effet, les parents d’Agnes sont originaires de la petite ville de Jurbarkas en Lituanie où la population juive fut massacrée pendant la seconde guerre mondiale et le souvenir de l’Holocauste hante la mémoire de l’héroïne. Au cœur du roman, la question de l’identité : qu’est-ce qu’être Islandais(e) quand on est...

Giboulées de soleil, Lenka Hornakova-Civade

Lenka Hornakova-Civade, originaire de Moravie, petite province de République Tchèque, signe un premier roman d’une beauté crue sur son pays d’origine, « dans la langue de [son] pays d’adoption ». Comme elle le précise dans sa postface : « Je ne pouvais exprimer qu’en français ce qui reste indicible dans ma langue maternelle ». Une très belle réussite couronnée par le prix Renaudot des lycéens 2016. Tout, dans ce roman, dit l’expatriation : c’est une histoire de femmes, dont les pères sont absents, une histoire de bâtardes héréditaires, qui se transmettent cette fatalité de génération en génération, pour former un clan matriarcal marginal et fort. Des femmes sans père et sans patrie, contraintes de se déraciner sans cesse pour fuir les hommes et l’Histoire, qui les pourchassent également. Il y a d’abord Marie, sage-femme autodidacte, belle et raffinée, qui s’est formée auprès d’un gynécologue juif de Vienne mais qui, pour survivre, arrache sa fille à la ville, s’entoure de silence et devient une rude paysanne de la campagne morave. On découvre peu à peu son histoire à travers le récit de Magdalena, sa fille, la première bâtarde. Elle-même devient mère hors du mariage et, alors que le pays bascule dans le communisme, elle donne naissance à Libuse. On perd alors la voix de Magdalena pour écouter le récit de sa fille qui grandit sous le communisme le plus strict. En 1968 pourtant, quelque chose a changé, l’air semble plus léger, c’est indéfinissable. Un vent léger a soufflé de Prague jusque dans le petit village. De ce printemps naît Eva, fille de Libuse, petite-fille de Magdalena, arrière-petite-fille de Marie. La dernière petite bâtarde prend en charge l’ultime récit : elle découvre, au contact d’une mystérieuse professeure de français, les parts les plus sombres de son histoire familiale et met un terme...

14 Juillet, Eric Vuillard

Raconter les événements qui se sont déroulés le 14 juillet 1789, à quoi bon ? On croit tout connaître de cette journée qui s’inscrit dans le roman national — le pont-levis, l’incendie, le gouverneur de Launay… Mais Eric Vuillard en récrit l’histoire, la sort des clichés et des images d’Epinal en se plaçant du côté des sans-voix, des oubliés. Un récit plein de souffle, de vie et d’humanité. Après avoir évoqué dans ses précédents romans la guerre de 14, la colonisation et la conquête de l’Ouest[1], Eric Vuillard raconte la prise de la Bastille. Et, cette fois encore, il déplace le point de vue et déconstruit les mythes : « Au fond, le 14 juillet, on ignore ce qui se produisit. C’est depuis la foule sans nom qu’il faut envisager les choses. Et l’on doit raconter ce qui n’est pas écrit. » Il nous apprend ainsi que la première émeute révolutionnaire n’a pas eu lieu le 14 juillet 1789 mais le 23 avril de la même année. Poussés à bout par la cherté du pain et la baisse de leur salaire, les ouvriers pillent la folie Titon, riche demeure de Réveillon, propriétaire d’une manufacture de papier peint ; les soldats tirent sur la foule, laissant plus de trois cents morts sur le pavé. L’écrivain sort de leur anonymat ces cadavres d’émeutiers entassés, numérotés ; il redonne corps et vie à cette entité souvent abstraite que l’on nomme le peuple. Ce n’est plus une foule indistincte qui s’élance à l’assaut de la Bastille, ce sont des individus que l’auteur fait revivre en leur donnant un nom, une existence, des émotions. De ces petites gens, on sait peu de choses mais assez pour les imaginer : quelques lignes d’état-civil, quelques phrases d’un acte de reconnaissance. Le romancier fouille les archives, sur les pas...

Ça ira (1) Fin de Louis, mise en sc. de J. Pommerat...

Transposer l’Histoire sans la trahir. Tout est là. Eviter le double écueil de la reconstitution en costumes, forcément fausse et folklorique, ou de la transposition facile et démagogique. Mais transposer pour mieux faire entendre ce que la Révolution française dit de nous, de notre identité et de notre rapport à la politique. Joël Pommerat situe « Ça ira (1) Fin de Louis » dans un hors-temps qui n’est ni d’hier ni d’aujourd’hui. Une très belle réussite.  Le texte de « Ça ira (1) Fin de Louis », élaboré au cours du processus de travail sur le plateau, s’appuie sur une solide documentation et se nourrit des propositions des acteurs au cours des répétitions[1]. Fidèle sans être érudit ou lourdement didactique, il suit la trame des faits, de leur causalité et de leur enchaînement tragique, à travers une succession de tableaux-séquences. Il suffit de quelques mots pour situer l’action et convoquer nos souvenirs scolaires : Versailles, Louvre, Etats-Généraux, nuit du 4 août… Il suffit de quelques glissements pour la rendre contemporaine : dire « terroristes, dette publique, prolétariat » au lieu de « émeutiers, déficit, Tiers-Etat », « prison » plutôt que « Bastille », « purges » plutôt que « Terreur » et le propos prend une dimension politique intemporelle. De la même manière, les personnages historiques attendus sont absents, à l’exception du Roi, Louis, et de la Reine (mais jamais nommée Marie-Antoinette). La trame narrative d’une histoire connue de tous et le recours à des anonymes permettent ainsi d’éviter l’abstraction, tout en incarnant des positions idéologiques et des types humains  propres à tout groupe social: l’extrémiste et le conciliateur, le naïf et le carriériste. La même analyse des comportements humains et des rapports de force était d’ailleurs déjà présente dans Ma chambre froide, précédente pièce de Pommerat sur la prise de pouvoir des salariés au sein d’une entreprise. Mais c’est surtout le...