Sauve qui peut la vie, Nicole Lapierre

Dans le prologue à son essai Sauve qui peut la vie, prix Médicis 2015, la socio-anthropologue Nicole Lapierre espère « une lecture revigorante, une sorte de fortifiant pour résister au mauvais temps présent ». C’est chose faite. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille. Mais c’est fini ». Ainsi commence Sauve qui peut la vie, le dernier essai de Nicole Lapierre. Le lecteur s’attend à un récit autobiographique assez convenu, dans lequel on lui exposera les miracles d’une résilience. Il faut dire aussi que le titre (référence explicite au film de Godard du même nom) et la photo de couverture (le portrait en pied d’une petite fille en noir et en blanc, manteau sombre et cagoule, DS à l’arrière-plan) l’ont mal averti. Sauve qui peut la vie est bien plus qu’un énième récit de vie : il s’agit d’un essai inclassable, pluriel et hybride, qui utilise le récit biographique comme support à la pensée. Nicole Lapierre tire de son histoire familiale « quelques idées » (expression ô combien euphémistique) qui résument en fait toute sa trajectoire intellectuelle. L’essai revêt une valeur presque testamentaire ; une lumière crépusculaire s’en dégage et vient éclairer les liens entre l’histoire de la famille, la personnalité de l’individu et les travaux du chercheur : « Il m’a fallu du temps pour comprendre que ce qui était une manière d’être – une tendance à parier sur l’embellie, un goût de l’esquive (…) avait aussi profondément influencé ma façon de penser (…). Tel est le sujet de ce livre ». Pour caractériser l’histoire de sa famille, Nicole Lapierre utilise la métaphore des « semelles de plomb » : l’histoire est lourde et « elle entraîne par le fond ». Père juif émigré, seul rescapé d’une famille décimée dans les ghettos de Lodz et de Varsovie, suicides de la mère et de la...

Bad Girl, Classes de littérature, N. Huston

Ecrit avec le souci d’éviter l’auto-complaisance, l’essai autobiographique de Nancy Huston propose une forme éclatée qui renouvelle en profondeur les codes du genre. En dépit de quelques artifices parfois gênants, l’exercice est réussi et souvent très émouvant.  Autant le confesser tout de suite : j’entretiens avec l’œuvre de Nancy Huston un rapport très personnel, qui peut expliquer l’apparition de ce « je ». Impossible de feindre une distance artificielle, impossible d’aborder ce livre comme je le fais habituellement avec les autres. Nancy Huston m’a occupée pendant une année universitaire (« Lien entre création littéraire et condition féminine dans Cantique des Plaines et Instruments des Ténèbres » de Nancy Huston » – le titre seul me fait frémir de honte aujourd’hui), mais elle a surtout été une inspiratrice, un mentor, pourrait-on dire, si le terme n’était pas aussi sexué. Tout au long de la vingtaine, j’ai suivi toutes ses publications et je l’ai aimée, démesurément : son tempérament iconoclaste, sa conception si singulière du féminisme, son obsession de la marge, son rejet du nihilisme, tout m’enthousiasmait. Ces dernières années, je me suis un peu éloignée d’elle, elle m’a même souvent agacée. Je n’ai même pas lu son dernier roman, c’est dire. Mais au regard de tout ce chemin tracé ensemble, il m’était difficile de passer à côté de ce qu’on pourrait appeler communément son autobiographie. Comme son nom l’indique, Bad Girl, Classes de littérature retrace une trajectoire littéraire : comment une enfant née à Calgary au Canada est devenue romancière et essayiste de langue française ? Quels sont les chemins qui peuvent conduire à changer de pays, de langue pour s’ « autoriser » enfin ? Quelles sont les névroses nécessaires à la création ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit, et Nancy Huston ne craint pas les raccourcis : elle est devenue écrivain parce que sa mère l’a...