Soumission, Michel Houellebecq

Bien sûr, il y a ce roman dont personne, même six mois plus tard, n’aura oublié combien il a défrayé la chronique. Bien sûr, il y a la personnalité malicieusement provocatrice de Michel Houellebecq. Mais il y aura eu aussi, avant que l’auteur ne mette prématurément un terme à la campagne de promotion du livre, une série d’interviews dans les grands médias particulièrement intéressantes, captivantes même, où s’affrontent une lecture journalistique de Soumission au premier degré et le relativisme inébranlable de Houellebecq ; son art d’écrire en somme, que ce dernier roman illustre brillamment. Avant d’aller plus loin, résumons l’oeuvre : le narrateur, professeur d’université et spécialiste de Huysmans, mène une vie quelque peu monotone et triste, animée seulement de la présence de Myriam, une étudiante avec laquelle il entretient une relation instable. Autour de lui, le monde politique bouge. La France de 2017 a réélu François Hollande et en 2022, au moment où se déroule le récit, le pays est dans une phase de bouleversements : les habituelles formations de gouvernement sont malmenées par le Front National et par le parti musulman de Mohammed Ben Abbes, un très habile politique, doté d’une vision très forte pour la France. Ce dernier est finalement élu président et la République laïque prend fin. Ce qui provoque le trouble à la lecture de Soumission, ce n’est pas cette histoire en tant que telle. Non, c’est l’incroyable flottement du sens, rendu possible par le regard distancié, relativiste en diable du protagoniste. On peut s’agacer parfois des effets stylistiques d’un auteur devenu un as de l’écriture détachée, alliant un style soutenu à un trivial poisseux. Mais on ne peut être qu’admiratif du pouvoir de fascination qu’exerce un texte dont on ne sait d’où il parle. Tout passe par le regard franchement...

American Sniper, Clint Eastwood fév28

American Sniper, Clint Eastwood

Inspiré de l’autobiographie du tireur d’élite américain, Américan Sniper nous conte les allers-retours de Chris Kyle entre le champ de bataille irakien et son foyer familial. Le dernier Eastwood, réglé comme du papier à musique, est éminemment ambigu. Il en émane toutefois une tristesse sourde, à mettre au crédit de la très belle performance de Bradley Cooper.  Dans le bourbier irakien de 2003, les Marines ont à leur côté des hommes comme Chris Kyle, des tireurs d’élite chargés d’assurer la protection de ceux qui risquent leur vie en première ligne. Chris Kyle, sniper chez les Seals, ne doute pas une seconde de sa mission ; dès l’enfance, son père lui a appris à se comporter comme un gardien des siens et de son peuple. Il a si bien retenu la leçon qu’il est devenu le sniper le plus meurtrier de l’histoire américaine. Chris Kyle est un homme hors norme, une légende pour les siens, « Shaytan », Satan, pour ses ennemis. Dans son impeccable interprétation du héros made in USA, Bradley Cooper a considérablement forci au point que, à côté de Kyle, tous semblent petits et fragiles. Le sniper est une bête, une montagne de muscles peu loquace et en même temps, le plus précis des tueurs. Le dernier film de Clint Eastwood raconte cette légende dans un découpage scénaristique on ne peut plus classique puisqu’après quelques scènes évoquant la jeunesse de Kyle, le film raconte alternativement ses missions en Irak et ses retours au Texas auprès de sa femme Taya et de leurs enfants. Et c’est à peu près tout. A l’image de son protagoniste, American Sniper est étonnamment peu disert et ne propose pas d’héroïque retournement de situation ; malgré le suspense qui sous-tend les scènes de guérillas urbaines, le film suit son cours comme...

Whiplash, D. Chazelle : Rythm is (not) love jan18

Whiplash, D. Chazelle : Rythm is (not) love

Dans les interviews qu’il a données à la presse, Damien Chazelle, le réalisateur de Whiplash aime à rappeler qu’il a été, comme Andrew son protagoniste, un étudiant en batterie jazz. Est-ce suffisant pour écrire un bon film sur cette musique ? A l’évidence non, car malgré une maîtrise certaine de la mise en scène et de la tension dramatique, Chazelle réalise une œuvre assez pauvre dont le propos laisse pour le moins dubitatif…  Andrew Neiman est un jeune homme qui sait ce qu’il veut. Admis à la prestigieuse école Shaffer, il n’a qu’un projet, simple et ambitieux, devenir l’un des tout meilleurs ; au point d’ailleurs de se délester des encombrants que constituent sa copine, sa famille… On n’ose pas dire ses amis, il n’en a pas. Prêt à tout pour réussir, il travaille des heures, seul, sur sa batterie, dans un box de répétition décoré de photos de ses idoles, dont Buddy Rich. Lorsque le réputé, le redouté Terence Fletcher l’admet dans son big band, il s’approche un peu plus de son rêve. Mais le maître est aussi un cruel pédagogue, usant des stratégies les plus retorses pour pousser ses élèves toujours plus loin. Dès leur seconde rencontre, il n’hésite pas à profiter des confidences que lui fait son nouveau poulain pour l’humilier en public. Très vite, leur relation musicale, qui constitue le cœur du film, tourne à l’affrontement. Damien Chazelle a confirmé dans la presse que Full Metal Jacket était une influence importante pour son film. Et en effet, on ne peut pas ne pas faire le lien avec la première partie de l’œuvre de Kubrick où l’aboyant sergent instructeur Hartman engueule et humilie les nouvelles recrues. Le problème avec Whiplash, c’est qu’il n’est fondé que sur ce procédé narratif. Les scènes de répétition...

Interstellar, Christopher Nolan nov11

Interstellar, Christopher Nolan

Dans une odyssée galactique incroyablement spectaculaire, Christopher Nolan a l’ambition démesurée de nous faire éprouver la relativité et de livrer les secrets enfouis au coeur de l’Univers. Malgré ses grosses ficelles, mission accomplie pour Interstellar… La terre se meurt des hommes qui l’ont trop exploitée. Elle se rebelle, oblige ses hôtes à vivre d’une agriculture limitée et les soumet aux tempêtes de sable qui ravagent les foyers et les poumons. Heureusement, la Nasa a un projet secret qui vise à envoyer notre espèce sur une planète habitable. Cooper, le chuchotant Matthew McConaughey, sera le pilote de cette mission ; il est le meilleur que la Nasa ait compté dans ses rangs, avant qu’il ne devienne, comme la plupart des hommes en âge de travailler la terre, un fermier doublé d’un père de famille. Mais Cooper appartient à la race des pionniers, des explorateurs, les yeux toujours rivés sur le ciel. Bref, c’est un Américain. Et il doit sauver le monde par un voyage interstellaire qui le mènera bien loin de chez lui et de ses enfants… Voyage durant lequel le spectateur découvre que l’amour transcende le temps et l’espace, qu’il fait de nous ce que nous sommes. Comme la singularité cachée au cœur du trou noir, l’amour est le secret humain que veut nous dévoiler Christopher Nolan. Bon. Il y a deux façons d’apprécier la dernière livraison de Christopher Nolan. On peut légitimement s’exaspérer des grosses ficelles avec lesquelles le film est construit : une morale de café du commerce (qu’il nous avait déjà peu ou prou infligée dans Inception), des contrastes sonores exubérants, un héros qui donne tout pour sa famille et son monde (un Américain donc), des séquences épiques, d’un pompier assumé. Sans compter une dernière demi-heure ésotérico-mystique qui a le malheur de vouloir...

l’Amour et les forêts, Eric Reinhardt

Bénédicte Ombredanne est une femme meurtrie, harcelée par un époux pervers et manipulateur. De ce qui ressemble à un tragique fait divers, Eric Reinhardt tire un beau roman, entaché toutefois de maladresses stylistiques et de choix narratifs peu convaincants… Tout sourit cette année à Eric Reinhardt, puisque son dernier roman figure déjà dans les listes de deux prix littéraires majeurs, le Renaudot et le Goncourt. L’Amour et les forêts est en outre largement plébiscité par la critique et les lecteurs : à l’heure où j’écris, le romancier est dans le top dix des meilleures ventes. L’auteur de Cendrillon n’est pas là par hasard et a patiemment construit son œuvre littéraire dès les années 90, avec pour fil rouge les rapports concrets de l’homme avec un capitalisme aliénant. Le Système Victoria, paru en 2011, constituait en quelque sorte le point d’orgue diablement efficace de ce travail. Avec L’Amour et les forêts, Eric Reinhardt déplace quelque peu sa perspective et aborde le harcèlement dont sont victimes les femmes au sein de leur vie conjugale. S’appuyant sur des témoignages reçus, il narre la vie tragique de Bénédicte Ombredanne, professeur de français discrète, victime d’un époux manipulateur et sadique qu’elle ne sait pas quitter. Dans cette existence violente, seule son aventure, fugace et bouleversante, avec un quasi inconnu rencontré sur Meetic, représente une consolation et lui permet de toucher du doigt le bonheur amoureux. Reinhardt possède à n’en pas douter le sens du romanesque. Il fabrique une mécanique redoutable dans laquelle le lecteur est inexorablement entraîné. Pour cela, certes, il faut passer les premières pages, peu inspirées et qui nous laissent à distance. Mais lorsque l’on entre enfin dans le foyer de Bénédicte Ombredanne, on est saisi par le sentiment du tragique devant ce personnage broyé par la présence...

Maps to the stars, David Cronenberg juin20

Maps to the stars, David Cronenberg

Il existe chez David Cronenberg une fascination pour la monstruosité qui court à travers son œuvre. De La Mouche à son dernier Maps to the Stars en passant par Faux-semblants, le Canadien filme régulièrement des monstres en actes. Certes, tous n’ont pas l’hideux visage de Jeff Goldblum dans le film mythique de 1986, mais tous ont abandonné, au profit d’un rêve fou et (auto)destructeur, une part de leur humanité. Dans son nouveau long métrage, il n’y a presque personne à sauver. En tout cas pas la jeune Agatha dont on suit dès l’entame du film la venue à Hollywood. Une partie de son visage et de son corps est recouverte de brulûres dont on soupçonne vite qu’elles sont les stigmates d’un horrible secret. A la recherche d’un job, elle est engagée comme assistante (« slave » dit-on là-bas) par l’actrice Havana Segrand, brillamment interprété par Julianne Moore ; laquelle est presque défigurée tant elle s’efforce de conserver une apparente fraîcheur et une jeunesse qu’elle a définitivement perdues. Enfin, on ne sauvera pas la famille Weiss, et particulièrement le fils Benjie, jeune star infecte d’une franchise destinée au jeune public. Tous vont se croiser dans un ballet ridicule et épouvantable. Car chaque scène est un jeu de massacre. Une occasion de nous rappeler que derrière l’apparent glamour tout sourire, se cachent des animaux, prêts à tout, à emprunter les voies les plus tortueuses pour atteindre les étoiles. Ainsi, Stafford Weiss, interprété par l’excellent et répugnant John Cusak, joue les gourous du développement personnel, toujours prêt à débusquer chez ses clientes l’enfant qui sommeille en elles. En réalité, il est mû par une violence insondable, elle-même nourrie par un sordide secret de famille que le film nous révèlera. Là encore, le soin apporté à lui composer un visage à...

The Turn of Screw, Benjamin Britten

L’Opéra de Lyon a proposé en avril un festival autour des œuvres de Benjamin Britten. Parmi les trois opéras présentés au public, The Turn of Screw, inspiré de la nouvelle d’Henri James, retient l’attention par sa mise en scène ambitieuse et l’atmosphère résolument fantastique qui s’en dégage… Sans convaincre pour autant. Créée pour la première fois en 1954, cette œuvre assez courte condense de multiples références, le texte d’Henry James bien sûr, mais aussi des comptines d’enfants et la poésie de Yeats ; le tout dans un langage musical aux confins de l’atonalité et de l’harmonie classique. Cette concentration d’éléments concourt à l’élaboration de ce fantastique, au sens que lui donne Tzevan Todorov : une ambiguïté permanente, une hésitation, un trouble dans le réel. Bref, il y avait là pour la metteur en scène Valentina Carrasco un défi de taille à restituer et à soutenir l’équivocité de l’œuvre. Elle semble avoir opté pour une grille de lecture qui, bien qu’opérante, corsète terriblement le propos du compositeur britannique. Dans le prologue chanté par le ténor Andrew Tortise, on apprend qu’une gouvernante est engagée sur le domaine de Bly pour assurer l’éducation des jeunes Flora et Miles. Une fois sur place, elle se prend d’affection pour eux, mais perçoit un mal diffus à l’intérieur du manoir. Il semble que Flora et Miles soient hantés par les fantômes de Mrs Jessel, l’ancienne gouvernante et de Peter Quint, l’ancien valet, dont l’attitude avec les enfants aurait été pour le moins ambiguë. Le frère et la sœur font eux-mêmes preuve d’une attitude équivoque, entre une innocence propre à leur âge et une méchanceté souterraine. La gouvernante entreprend de sauver les enfants et de convaincre Mrs Grose, la bonne, de la réalité de ces visions spectrales. Avec un orchestre réduit, la musique...

Ida, Pawel Pawlikowski mar15

Ida, Pawel Pawlikowski

Ida est la quête d’une identité à reconstruire. Dès les premières scènes, et avec un laconisme dont le film de Pawel Pawlikowski ne se départit jamais, on apprend qu’Anna s’appelle en réalité Ida et qu’elle n’est pas catholique, mais juive. Son noviciat touchant à sa fin, Ida est sommée par la supérieure du couvent de rencontrer sa tante, Wanda, laquelle lui raconte l’histoire de ses parents et les circonstances de leur mort. Ces derniers ont été trahis et assassinés par des paysans polonais qui s’étaient pourtant chargés de les cacher durant la Seconde Guerre mondiale. Commence alors pour les deux femmes l’enquête qui doit les amener à retrouver les corps de leurs proches et à leur donner une sépulture honorable dans un cimetière juif. Tout oppose Ida et Wanda. La première est taiseuse, discrète, élevée selon les préceptes rigoristes de la communauté religieuse où elle a grandi. Wanda est un pur produit du système soviétique, une juge haut placée, déterminée, séductrice et farouche avec les hommes, qu’elle prend et jette sans vergogne. Une chose cependant les unit, cette béance du passé, cette nécessité, une fois que celle-ci s’est fait jour, de clore le roman des origines, de ressusciter les morts pour mieux les enterrer. Une fois la quête achevée, il semble que chacune d’elles soit enfin en mesure de décider de sa vie et non de la subir. Pour raconter cette histoire douloureuse, Pawlikowski choisit le noir et blanc et une économie de mots qui, outre le fait qu’ils semblent répondre aux clichés que l’on attribue à la Pologne des années 60 (tristesse, grisaille, sévérité), font par moment basculer le film dans une austérité qui confine à l’ennui. Mais par ailleurs, le noir et blanc permet de très beaux tableaux, comme les plans ouvrant...

Operation Sweet Tooth, Ian McEwan

Dans une longue interview accordée à François Busnel pour le magazine Lire, Ian McEwan affirmait récemment : « La vraie force d’un roman réside dans sa capacité à représenter le paysage intérieur d’un personnage ». Dans le cas présent, celui de Serena Frome, héroïne et narratrice du dernier roman du Britannique. Contrairement à McEwan dans Operation Sweet Tooth, nous ne ferons pas durer le suspense : son dernier opus, sans être un pensum intolérable, n’a pas l’étoffe de ces grands romans où l’on quitte à regret les personnages et leurs « paysages intérieurs »… C’est au mieux divertissant, au pire vain. Pourtant, l’affaire s’annonçait plutôt bien : McEwan dépeint, au travers de la belle Serena, l’Angleterre des 70s’ tiraillée, comme la protagoniste d’ailleurs, entre un conservatisme de bon aloi et une soif de liberté mal dégrossie. La narratrice, jeune anglaise bien sous tout rapport, doucement rebelle et naturellement conformiste, rencontre Tony Canning, un ancien du MI5, les services de renseignement britannique. Celui-ci, à l’issue d’une période idyllique de formation amoureuse et intellectuelle, lui obtient un poste subalterne au sein de l’agence. Après quelques mois de travail de secrétariat, elle se voit confier une véritable mission, Sweet Tooth, dont l’objectif est de favoriser l’émergence et la diffusion d’auteurs favorables à l’idéologie du bloc de l’Ouest. Elle fait ainsi la rencontre de Tom Haley, un écrivain prometteur selon les critères du MI5, dont elle tombe éperdument amoureuse, au point de compromettre sa mission et sa carrière. Force est de reconnaître que le projet de MacEwan est ambitieux. Naviguant entre roman d’espionnage, roman d’amour et récit d’apprentissage, il brosse le portrait d’un Etat anglais morose, angoissé par son déclin, soucieux de contenir les assauts terroristes de l’IRA et l’invasion des idées marxistes, usant de la force mais aussi d’une forme de soft power qu’illustre l’opération Sweet...