Qu’avons-nous fait de nos rêves ?, Jennifer Egan

Je l’avoue, j’ai choisi de lire ce roman parce que j’ai été attirée par une campagne de presse efficace, présentant ce roman comme « une perfection absolue » (dixit le New-York Times, excusez du peu). Evidemment, le fait qu’il soit auréolé du prix Pulitzer a achevé de me convaincre.

Pourquoi évoquer ainsi les raisons qui ont déterminé cette lecture ? Parce que j’ai eu l’impression, encore une fois, de m’être fait balader. En dépit de tous ces éloges, voilà un roman décevant: à trop vouloir en faire, on s’égare.

Le roman de Jennifer Egan appartient à cette littérature américaine de l’après-11 Septembre qui dessine le visage sombre et anxiogène d’un pays rongé par un mal protéiforme : désastre écologique, libéralisme ravageur, perte des valeurs… La romancière choisit d’évoquer les désillusions existentielles de la génération des ex-seventies. Elle raconte les destins d’une myriade de personnages  gravitant tous plus ou moins autour de l’industrie du disque et fait du passage à l’ère numérique le point de départ d’une méditation sur le temps qui passe et qui emporte avec lui les rêves. Ainsi, Bennie, ancien punk passionné, devenu producteur de tubes insipides, rendus exsangues par les effets de la conversion numérique : « Bennie savait qu’il fabriquait de la merde. Trop limpide, trop aseptisé. La précision, la perfection, voilà le problème, elle vidait de substance tout ce qui se prenait dans les rets microscopiques de son système ».

Pour rendre sensible ce sentiment de déclin et le contraste entre rêves et réalité, Jennifer Egan use de techniques romanesques empruntées tout à la fois aux feuilletons du XIXème siècle et aux séries télévisées contemporaines. Imitant la structure des sopranos, elle fait des allers retours constants entre les deux personnages principaux, Bennie et Sasha, et les personnages secondaires qui déambulent autour d’eux. Elle se refuse à toute chronologie. Le présent de chaque personnage est assombri par les événements du futur : le mariage de Bennie est raté avant même d’avoir été prononcé ; le voyage de Sasha en Europe, loin de la sauver, sera même à l’origine de ses pires névroses… Cette organisation est habile, certes, et elle aurait tout à fait pu fonctionner. On se rappelle des Heures, roman assez proche de celui-ci dans sa structure et dans ses thèmes, qui était une belle réussite. Seulement voilà, chez Cunningham, la forme s’effaçait au profit du fond.

Voilà bien le problème dans Qu’avons-nous fait de nos rêves ? : la composition du roman, trop exhibée, nuit à l’émotion. Le roman se veut trop brillant et cette constellation d’histoires disparates finit par perdre le lecteur. Par ailleurs, le roman est truffé d’artifices romanesques qui, dans la surenchère, deviennent presque gênants : l’auteur divise son roman en deux faces, A et B, comme un vinyle ; il use de notes de bas de page, censées éclairer le texte par des explications scientifiques sur tel ou tel phénomène ; il écrit tout un chapitre en slides Powerpoint. Le roman devient une sorte de manifeste postmoderne, mais raté : dans sa volonté de tout dire, d’embrasser tout un monde en mettant tout au même niveau, le roman en devient parfois ridicule.

Pour être tout à fait honnêtes, en d’autres temps, j’aurais pu prendre plaisir à cette lecture, peut-être même être impressionnée. Mais je commence à être profondément agacée par ce type de romans américains, à l’image de ceux de Jonathan Franzen, dont on ne cesse de saluer l’intelligence et l’originalité. Ils ne disent   pourtant que la même chose : la misère existentielle de jeunes citadins. Ce roman s’inscrit clairement dans cette veine. Quand Jennifer Egan essaie de décentrer le propos, elle tombe dans les clichés, à l’instar des chapitres se déroulant en Afrique ou à Naples : ses mots ont résonné en moi avec autant de force que ceux de jeunes backpackers réunis un soir dans une auberge de jeunesse de New Delhi … Alors, oui, je suis sévère, mais ma déception n’a d’égale que mon désir d’un autre roman contemporain, plus modeste, plus riche.

Jennifer Egan, Qu’avons nous fait de nos rêves ?, Stock, 2012, 384 pages