Pas Pleurer, Lydie Salvayre

Les récits d’hommage à la mère, de Sido au Livre de ma mère, sont souvent à mettre à part dans un parcours d’écrivain. Sans doute parce qu’ils permettent un accès de plain pied au biographique et à l’intime, peut-être aussi parce que la vague de tendresse et de gratitude qui porte alors le geste de l’écriture appelle à un dépassement unique. Tel l’émouvant Pas pleurer, qui vaut à Lydie Salvayre la reconnaissance du prix Goncourt en 2014.

Ne pas pleurer sur l’amant envolé, le goût perdu de la liberté, la mort du frère, la défaite, l’exil, l’explosion de la famille : voilà ce qu’a appris à faire Montse du haut de ses seize ans, ce qui lui a valu de survivre à la guerre d’Espagne et d’en faire le récit plein d’humour à sa fille, en 2011. Récit inattendu, inespéré, qui s’amorce un jour devant la télévision, alors que Montse vieillie perd la mémoire de sa vie en France mais garde intacte celle de l’été 36. Car cet été-là demeure résolument l’acmé d’une existence. Rien n’est comparable au souffle de liberté qui atteint le village reculé de Montse lorsque José, son grand frère, revient d’un travail saisonnier avec les mots de justice, de révolution, d’égalité pleins la bouche. Convaincu par les idées anarchistes et déterminé à défendre la jeune République, José inculque à Montse l’idée ahurissante qu’un autre monde est possible, en rupture avec une soumission séculaire à l’autorité bourgeoise, ecclésiastique et paternelle. Face à la résistance des villageois, Montse et José s’embarquent alors pour Barcelone, où l’adolescente verra des hommes brûler l’argent « comme on brûle l’ordure » et s’éveillera à l’amour.

Le témoignage de la mère n’est cependant pas le seul prisme à travers lequel Lydie Salvayre revisite la guerre civile espagnole. Elle construit son récit autour de deux trajectoires simultanées et étrangement inverses, qui de fait synthétisent le puissant paradoxe que constitua la guerre pour des millions de gens. Car tandis que Montse s’enivrait d’une liberté jamais retrouvée, l’écrivain Bernanos, bien que catholique fervent et partisan des premières phalanges nationalistes, désespérait de voir à Palma curés et évêques bénir en grande pompe les exécutions massives d’opposants. Pas Pleurer propose alors une navigation entre les souvenirs de la mère et le parcours de Bernanos qui se résout à condamner publiquement l’implication de l’Église dans une œuvre courageuse, Les Grands Cimetières sous la lune. L’opposition ne tient toutefois qu’un temps car l’euphorie de l’été 36 laisse vite place, chez Montse comme chez José, à d’amers renoncements. Rentrés au bercail, Montse enceinte est contrainte d’épouser Diego pour sauver l’honneur familial tandis que José s’aigrit face aux luttes fratricides qui divisent le camp des républicains. Chez tous alors, l’espoir gigantesque suscité par la République est englouti par un long cortège de désillusions, qui conduira à la mort ou à l’exil. Le mouvement du récit, en s’attachant à d’autres trajectoires que celle de Montse permet à Lydie Salvayre de croiser les points de vue et de rendre compte avec finesse de la multiplicité des situations vécues.

Très émue par la remise du prix Goncourt, Lydie Salvayre exprimait son soulagement d’avoir mis sa mère « en sûreté dans ce livre ». A la lecture du roman, on prend toute la mesure de ce projet. Ce que la lauréate sauve, c’est bien sûr l’histoire de Montse et à travers elle celle de tous les immigrés espagnols qui ont trouvé refuge en France à la fin de la guerre. Il est bon de penser que les générations à venir pourront s’arrimer au souvenir des combats anciens dans l’avalanche des conflits modernes et le courant des migrations nouvelles. Quelques mois avant la disparition de sa mère, la fille met à l’abri l’histoire maternelle, comme si elle pressentait l’urgence de l’incorporer avant qu’elle ne lui échappe. La voix de la narratrice prend ainsi le relais de la voix de la mère, encore audible dans quelques passages au discours indirect libre, et raconte la vie de Montse comme celle d’un personnage familier, presque transparent. Mais c’est aussi la langue de la mère que la fille arrache à la mort, cette langue unique par laquelle chacun est au monde. Gonflée de formules désuètes dont l’immigrée aime faire usage, crevée d’obscénités qui vengent l’octogénaire d’une éducation trop stricte, tiraillée entre l’Espagne et la France, la langue de Montse constitue en elle-même un récit de vie.

Ma grand-mère le remercie comme s’il la félicitait, mais moi, me dit ma mère, cette phrase me rend folle, je la réceptionne comme une offense, comme una patada al culo, ma chérie, una patada al culo qui me fait faire un salto de dix mètres en moi-même, qui ameute mon cerveau qui dormait depuis plus de quinze ans et qui me facilite de comprendre le sens des palabres que mon frère José a rapportées de Lérima. Alors quand on se retrouve en la rue, je me mets à griter (moi : à crier), à crier Elle a l’air bien modeste, tu comprends ce que ça veut dire ?

Cette langue n’est-elle pas aussi l’immense cadeau de la mère à la fille devenue écrivain ? Car ce fruit amer et délicieux poussé à l’arbre de l’exil, ce « butin de guerre », pour reprendre les mots de Kateb Yacine, ré-enchante notre langue, la fait sonner et trébucher, la fait littérature.

 

Lydie Salvayre, Pas Pleurer, Seuil, 2014, 288 pages