Ô vous, frères humains, Albert Cohen

O vous, frères humains, qui assistez impuissants à la montée de l’antisémitisme, du racisme, de la haine de l’autre, lisez, faites lire le cri déchirant qu’un enfant adresse à l’humanité hostile qui l’entoure ! …

1905. La France est déchirée par  l’affaire Dreyfus. Les « mort aux juifs » fleurissent sur les murs gris. De ce contexte social, il n’est presque jamais question dans le récit : Albert Cohen ne livre qu’un infime souvenir, quelques minutes de vie qui ont déterminé une existence de malheur.

1905, donc. Voilà plusieurs années qu’un petit garçon a quitté les Balkans à la suite de violents pogroms pour s’installer en France, son pays d’adoption, pays chéri auquel il dédie un autel dans le secret de sa chambre, « une crèche patriotique, une sorte de reliquaire des gloires de la France qu’entouraient des petites bougies, des fragments de miroir, des billes d’agate ».

« En ce seizième jour du mois d’août, à trois heures cinq de l’après-midi », l’enfant  s’apprête à fêter ses dix ans. Les petites bougies roses trônent déjà sur le gâteau. Il marche gaiement, innocemment, naïvement dans les rues de Marseille, à la recherche d’une bonne occasion de dépenser les trois francs que sa maman lui a donnés pour son anniversaire. Un vendeur, séduisant beau parleur, lui offre cette occasion : le petit décide d’acheter trois bâtons de détacheur pour faire plaisir à sa mère et la soulager de ses tâches ménagères. Trois bâtons pour plaire au camelot et lui donner une raison de remarquer cet enfant sage et aimant. Trois bâtons pour rester un moment dans le cercle rassurant des badauds, pour sentir leur connivence, pour être intégré. « Mais alors, rencontrant mon sourire tendre de dix ans, sourire d’amour, le camelot s’arrêta de discourir et de frotter, scruta silencieusement mon visage, sourit à son tour, et j’eus peur ».

L’univers enfantin vacille. L’innocence soudain s’envole. Débute le cauchemar : « Toi, tu es un youpin, hein ? me dit le blond camelot aux fines moustaches que j’étais allé écouter avec foi et tendresse à la sortie du lycée, tu es un sale youpin, hein? Je vois ça à ta gueule (…) eh ben, nous, on aime pas les juifs par ici, c’est une sale race (…), allez, file ».

Albert Cohen a été cet enfant.

O vous frères humains est publié en 1972, longtemps après le premier texte autobiographique, que l’auteur consacre à sa défunte mère en 1954. C’est l’œuvre d’un vieil homme, qui traverse une grave dépression et appelle la mort de ses vœux. Mais c’est aussi le récit rêvé par un petit garçon honteux, « traçant les mots sur de l’air », fantasmant un livre si beau et si triste qu’il ferait pleurer les haïsseurs de juifs et les amènerait à aimer « ce petit enfant par eux soudain fracassé de malheur ». Et ce vieil enfant triste et orphelin cherche encore l’approbation de sa mère pour justifier sa désuète entreprise : « Mais quoi, si ce livre pouvait changer un seul haïsseur, mon frère en la mort, je n’aurais pas écrit en vain, n’est-ce pas, Maman, mon effrayée ? ».

Loin du froid regard rétrospectif de l’autobiographe, Albert Cohen, emprisonné dans le malheur de ses  dix ans, ressasse sa peine, essaie de la déguiser, de la tromper, tantôt transporté d’amour pour l’humanité, tantôt honteux et solidaire du peuple honni. Il retrouve les réflexes d’écriture de garçonnet. L’auteur  évoque ainsi « le méchant dehors qui me saigne chaque jour sans qu’ils s’en doutent» et affuble de tendres sobriquets ridicules tous les personnages évoqués.

C’est le texte le plus poignant que je connaisse : Albert Cohen sait créer des personnages burlesques et sublimes dans leur malheur. Il sait nous faire rire d’eux tout en nous arrachant des larmes de tragique compassion. Alors, oui : si jamais un haïsseur de juif trouve sur son chemin ces superbes lignes d’amour et de haine mêlées, il est impensable qu’il ne soit pas bouleversé, à jamais transformé par ce formidable rappel de notre commune humanité, de notre fragile égalité face à la mort. Mais encore faudrait-il rêver d’un monde où la littérature tombe entre les bonnes mains…

 

Albert Cohen, Ô Vous Frères humains, Gallimard, 212 pages