Michael Kohlhass, Arnaud des Pallières

Pour son dernier film, Arnaud des Pallières choisit d’adapter un roman d’Heinrich Von Kleist écrit en 1805. L’objet est singulier dans le paysage cinématographique et ne laisse certainement pas indifférent. La réduction extrême des dialogues, la ligne d’interprétation, toute en gravité et en retenue, la direction esthétique créent une étrangeté propre à plonger le spectateur dans l’ailleurs de la fable et parviennent à éclairer de façon souvent très juste les enjeux du récit. Demeure pourtant l’impression que le réalisateur, en voulant se tenir avec rigueur et obstination à ses choix, gaine son film et empêche le surgissement de l’émotion.

Le cinéaste déplace l’intrigue de la province réformée de Brandebourg aux Cévennes françaises, terre d’asile des protestants dès le XVIème siècle, mais conserve la trame du récit. Le personnage central, Michael Kohlhass, qui a donné son nom au roman et aujourd’hui au film, est un marchand de chevaux prospère. Il vit en paix dans une famille unie et dans le libre exercice de sa foi protestante, jusqu’au jour où un voyage à la foire tourne mal. Un petit baron de la province a établi un péage illégal ; pour continuer sa route, Kohlhass est contraint de laisser en gage deux magnifiques étalons. Mais à son retour, il retrouve ses bêtes harassées et son homme de confiance, César, livré en pâture aux chiens. Il porte plainte, l’affaire est étouffée. Face à ce déni de justice, le commerçant se lance dans une quête éperdue pour que soit reconnu son bon droit : il envoie sa femme plaider auprès de la princesse, lève une armée, met le pays à feu et à sang. Dans son désir de réparation, satisfait par l’intégrité retrouvée du corps (celui du cheval, qui de manière symbolique peut apparaître comme un prolongement ou un miroir du sien), il accepte de tout perdre.

Arnaud des Pallières traite le récit de Kleist comme une parabole – dont la lecture morale ne serait toutefois pas si simple. Michael Kohlhass, incarné par l’excellent acteur danois Mads Mikkelsen, est mis en scène comme une grande figure mythique au corps massif et  puissant ; ses mots sont rares, sa constante solennité se communique aux autres et éloigne radicalement d’une représentation du quotidien. Le hiératisme du personnage central, la retenue de l’émotion comme direction d’ensemble concentrent d’une certaine façon le spectateur sur l’enseignement moral de la fable. Le point de vue du romancier, que semble parfois adopter le cinéaste, est exprimé clairement par le personnage du pasteur (il s’agit de Luther lui-même dans le roman mais il n’est pas nommé dans le film) qui rencontre Kohlhass : l’homme n’a aucun droit à se rendre lui-même justice, puisque celle-ci est entre les mains des magistrats ou de Dieu. Et son orgueil est grand à décider de la vie et de la mort des êtres. La scène de confrontation entre les deux hommes, qui place le commerçant dans une intense contradiction entre sa colère et sa foi, est d’ailleurs une des plus prenantes du film. Le réalisateur semble aussi signaler une dérive du personnage par un traitement de la lumière très binaire. Lorsque Kohlhass est dans sa ferme, les rayons chauds du soleil baignent l’image, marquent les corps d’une empreinte tranquille et sensuelle ; lorsqu’il est en campagne avec son armée, le ciel est d’encre, les éléments hostiles, reflets des emportements intérieurs – mais peut-être ne s’agit-il là que d’une référence à l’esthétique romantique de Kleist. En réalité, loin d’imposer une vision morale univoque du personnage et de son parcours, Arnaud des Pallières laisse la place aux contradictions et ambigüités, ménageant plusieurs lectures possibles des scènes – Luther le sage n’est-il pas aussi présenté comme un petit gnome au service de la princesse ? Ne partageons-nous pas le plaisir final de Kohlhass lorsqu’il caresse, à nouveau saisi dans une lumière chaude, la croupe des chevaux qu’on lui rend intacts ? ; il permet ainsi réellement au spectateur de pénétrer la complexité de cette réflexion sur la justice.

L’ambition du film et les partis-pris du réalisateur restent judicieux et cohérents de notre point de vue. Mais, mais…certains choix s’avèrent peut-être trop absolus, trop appuyés et au final desservent le projet. La direction d’acteur par exemple coupe souvent le spectateur des émotions liées aux situations, si bien que la compréhension de l’apologue demeure trop intellectuelle. Dans la salle on voudrait être emporté mais quelque chose résiste.

 

Date de sortie : 14 août 2013

Réalisé par : Arnaud des Pallières

Avec : Mads Mikkelsen, Mélusine Mayance, Delphine Chuillot

Durée : 2h02

Pays de production : France, Allemagne