Les Merveilles, Alice Rohrwacher

Pour son deuxième long-métrage, largement autobiographique, Alice Rohrwacher filme avec délicatesse et humour une famille d’apiculteurs de l’Ombrie, confrontée aux difficultés financières et aux désirs d’émancipation des enfants. Touche après touche, elle brosse le portrait tout en nuances d’un monde précieux mais précaire, menacé, d’un monde semblable à l’enfance, qui ne peut perdurer et qu’on voudrait pourtant conserver à jamais.

Dans le film, il y a deux façons de regarder ce monde, deux façons de le représenter. Celle de la télévision locale italienne, qui fabrique des clichés à la pelle et de l’authenticité de pacotille ; celle du cinéma, attentive à la singularité des êtres et à l’humble beauté des choses. L’univers de la télé attire Gelsomina, la fille aînée de l’apiculteur, fatiguée par un quotidien laborieux et bien austère pour une adolescente. Séduite par l’animatrice de l’émission « Le jeu des merveilles », une sirène d’hypermarché (la belle Monica Belluci !), elle inscrit la ferme de son père à ce concours qui offre une récompense financière au producteur le plus typique de la région. La réalisatrice prend alors plaisir à filmer la préparation de l’émission, et la façon dont l’équipe stéréotype le réel : le jeu a lieu dans une grotte, pour rappeler l’origine étrusque de la population – l’apiculteur, lui, s’appelle Wolfgang et vient d’Allemagne…-, tous les participants sont vêtus de toges pastorales et on demande à une vieille grand-mère de pousser la chansonnette. Alice Rohrwacher, elle, fixe d’autres règles du jeu ; du monde de l’enfance comme de la vie à la ferme, elle veut capter précisément le quotidien modeste, l’insolite aussi, dans les surprises de l’imaginaire enfantin : les deux sœurs jouant à boire la lumière dans une grange, Gelso enfermant des abeilles dans sa bouche et les laissant sortir une à une, la petite Marinella expulsant une crotte devant toute la famille réunie en pleine nuit. Tel est le miel récolté par la réalisatrice.

Cette vie de famille à la ferme, Alice Rohrwacher n’en fait pas une romance bucolique. Cette vie, elle la connaît et peut la représenter dans toute son âpreté. La première scène du film, qui s’attarde sur l’ouverture de la chasse tout près de la ferme, signale d’entrée le danger qui rôde autour de la petite entreprise. Le couple est par ailleurs soumis à toutes sortes de pressions : obtenir un maximum de miel, payer les traites et, dernière en date, restructurer complètement le laboratoire de production pour satisfaire aux récentes normes en vigueur. Le travail en lui-même est intense et met à contribution toute la famille. Les filles, censées être en vacances, sont réveillées tous les matins par les hurlements du père : il faut transporter les ruches, nettoyer les cadres, collecter de nouveaux essaims. Lorsque Gelsomina court dans l’hôpital où sa petite sœur est blessée, obnubilée par le changement du seau sous l’extracteur, on prend la mesure de l’aliénation générée chez ces enfants – ce nom même de Gelsomina ne renvoie-t-il pas à la pauvre saltimbanque exploitée dans « La strada » de Fellini ?

Les Merveilles est aussi un beau film sur la relation père/fille, un double récit d’apprentissage qui suit l’apiculteur et Gelso sur la voie parfois douloureuse de la séparation. Le personnage du père est au départ frappé d’immobilisme, entièrement attaché à ce que rien ne change, ni dans les techniques agricoles utilisées, ni dans l’union des siens autour de la production. Il s’est jusqu’alors approprié sa grande fille, devenue son assistante à plein temps. Tout en lui donnant de lourdes responsabilités, il la fige dans ses désirs d’enfant – l’achat du chameau, à l’heure où son aînée s’éveille à l’amour, témoigne ainsi d’un passéisme délirant. Mais Gelso, avec la complicité des femmes de la maison, impulse à tout prix le mouvement, en les s’inscrivant secrètement au jeu concours, en tissant peu à peu une relation avec le jeune Martin, délinquant placé dans la famille pour lui éviter la prison. Alice Rohrwacher montre alors comment père et fille acceptent progressivement de se regarder autrement, d’aimer sans posséder, d’être aimé sans rogner son désir propre.

Grand Prix du jury au festival de Cannes? Oui. On aime ce film à la fois réaliste et merveilleux, que la présence des enfants conduit à échapper sans cesse au réel – la réalisatrice fait ainsi plusieurs fois glisser sa caméra des choses à l’ombre des choses, réelle ou imaginaire, plus fidèle aux projections enfantines On aime cet art de rendre lisible tout en préservant absolument le mystère de chaque personnage, mystère qui laisse aux spectateurs la place de rêver, d’imaginer, comme des enfants.

 

Date de sortie : 11 février 2015

Réalisé par : Alice Rohrwacher

Avec : Maria Alexandra Lungu, Sam Louwyck, Alba Rohrwacher, Monica Belluci

Durée : 1h51 min

Pays de production : Italie