La Montagne Magique, Thomas Mann

Lecture idéale pour temps de confinement que La Montagne magique, paru en 1924, le chef-d’œuvre de Thomas Mann, à la fois par sa taille et son sujet. On plonge dans cette somme de mille pages que son auteur mit plus de dix ans à écrire, à la fois roman de formation et réflexion sur le temps. Interminable et fascinant. Hans Castorp, jeune ingénieur allemand de vingt-quatre ans fraîchement diplômé, va passer trois semaines au Berghof, le sanatorium de Davos, en 1907, pour rendre visite à son cousin Joachim Ziemssen qui y soigne sa tuberculose. Et là, il découvre un autre monde : le « monde d’en haut » qui s’oppose au « pays plat », un monde différent, comme hors du temps. Peu à peu, il se laisse gagner, envoûter par le rythme lent et régulier de cette vie jusqu’à refuser de retourner dans la plaine. Il passe sept ans parmi « ceux d’en haut », sept ans de formation pendant lesquels il fait l’expérience de la maladie, de l’amour, de la mort et du temps suspendu. Au Berghof, Hans Castorp, « notre insignifiant héros » comme le nomme Thomas Mann, découvre des usages étonnants, un vocabulaire, des objets nouveaux (les confortables et ingénieuses chaises longues, les deux couvertures en poil de chameau et le sac de fourrure…) Comme dans un couvent retranché du monde, la vie s’y écoule avec ses rites quotidiens qui rythment la journée, (les cinq repas copieux, les cures de repos, les prises de température) ses grands messes (les conférences d’initiation à la psychanalyse, les concerts…) et ses grands prêtres (les médecins). Il s’intègre au groupe des malades, galerie de portraits, parfois presque des caricatures, venus de différents pays et milieux, sorte de société en miniature avec ses usages codés, sa hiérarchie – il y a la table des « Russes bien » et celle des « Russes ordinaires », même ici on ne se mélange pas! Parmi eux, quelques figures se distinguent et particulièrement les deux mentors antagonistes qui se disputent son éducation et s’affrontent dans de longues joutes verbales : Settembrini, l’italien beau parleur, franc-maçon humaniste et Naphta, le jésuite fanatique, obscurantiste inquiétant. Et puis, au trois quart du livre, après de longs développements philosophiques, comme si l’auteur voulait réveiller l’attention du lecteur, surgit un nouveau personnage, fascinant, grandiose, charismatique : Mynheer Peeperkorn, un riche commerçant hollandais accompagné de son valet de chambre malais, sorte de dieu païen qui lui donne une dernière leçon de vie. L’autre figure majeure est celle de Claudia Chauchat, la jeune russe dont il tombe instantanément et désespérément amoureux. Fasciné par les pommettes saillantes et les yeux bleu gris de la jeune femme, ces yeux de « loups des steppes » qui lui rappellent ceux de Pribislav Hippe, son camarade de collège. A l’intérieur du sanatorium, la mort, pourtant fréquente, se fait discrète, presque habituelle et banale ; elle emporte les jeunes filles malades que le médecin appelle ses « petits pinsons poitrinaires ». Seul signe visible « une chambre « abandonnée », une chambre devenue libre, une chambre que l’on désinfecte. » Elle devient présente et prégnante quand le narrateur décrit et accompagne les derniers moments de l’un de ses protagonistes. En vingt-quatre heures, la maladie fait du jeune homme un vieillard : « il franchissait au galop les âges qu’il ne lui était pas accordé d’atteindre dans le temps. » Curieusement, pour Hans Castorp, la prise de conscience de sa finitude passe par la radiographie : lorsqu’il voit l’image de sa main «  (il) vit ce qu’il n’aurait jamais dû s’attendre à voir, mais ce qui, en somme, n’est pas fait pour être vu par l’homme, et ce qu’il n‘avait jamais pensé qu’il fût appelé à voir; il regarda dans sa propre tombe (…) et, pour la première fois de sa vie, il comprit qu’il mourrait. » Mais surtout, même si la maladie et la mort rôdent à chaque moment, il semble que le but de Thomas Mann ait été d’écrire un roman sur le temps, comme il le...

Jetez moi aux chiens, Patrick McGuinness

Inspiré d’un réel pugilat médiatique, Jetez moi aux chiens met à nu une société avide de faits divers et de coupables tout trouvés, solidement nourrie par une presse à sensation sans scrupule. Un faux roman policier et une vraie petite pépite littéraire. Jetez moi aux chiens commence comme un polar : après un premier chapitre déroutant, le lecteur est plongé dans une sordide affaire de meurtre, qui n’est pas sans rappeler un véritable fait divers. En décembre 2010, à Bristol en Angleterre, une jeune femme est portée disparue, puis retrouvée morte, étranglée. Noël approche, il faut résoudre l’affaire au plus vite. Un premier suspect est rapidement arrêté, son propriétaire et voisin, Christopher Jefferies. Les journaux s’emparent aussitôt de ce fait divers et condamnent cet ancien professeur sans aucune forme de procès : cet homme cultivé et singulier incarne le coupable idéal. Quelques jours plus tard, l’assassin est arrêté, Christopher Jefferies disculpé. Cette histoire de violence ordinaire est le canevas du nouveau roman de Patrick McGuinness. L’auteur y rend une forme de justice à celui qui a été pour lui un professeur bienveillant et qui a apporté un peu de joie dans sa scolarité au sein d’une école privée élitiste. Dans son roman, M. Wolphram, le suspect, est un double fictif assez transparent de Christopher Jefferies. Du jour au lendemain arrêté puis inculpé, il voit son mode de vie passé au crible. La presse, le rebaptisant opportunément « Le Loup », en fait le coupable idéal. Ainsi, chaque détail devient une preuve irréfutable de sa culpabilité : ses goûts musicaux et cinématographiques, son célibat, le moment de son départ à la retraite (quand l’école devient mixte). « Quand l’innocence est aussi louche, on n’a que faire de la culpabilité » constate amèrement le narrateur-enquêteur. Néanmoins,...

Journal, Sandor Marai

De 1943 à sa mort en 1989, le grand écrivain Sandor Marai tient son Journal, dont de larges extraits sont aujourd’hui publiés en français. Ce premier tome, intitulé Les années hongroises 1943-1948, couvre la période de la guerre, de l’occupation allemande à l’occupation soviétique. Passionnant. Durant ces cinq « années hongroises », que l’on pourrait aussi nommer années tragiques ou décisives, Sandor Marai est au cœur des grands drames du XX° siècle. Dans la capitale et à la campagne, il vit l’occupation nazie, la déportation des Juifs (dont son beau-père), les bombardements alliés, le siège de Budapest, la libération par l’armée rouge et la prise de pouvoir des communistes. Son beau-père est déporté, son appartement détruit par les bombes, sa maison de campagne réquisitionnée pour loger seize soldats de l’armée soviétique (plutôt sympathiques ces jeunes Russes admiratifs de l’écrivain). Ecoeuré par le nouveau régime, par la nationalisation des esprits et la confiscation des libertés, attaqué par la presse communiste, l’écrivain bourgeois (comme il aime à se qualifier) fuit ce pays dans lequel il n’a plus sa place. Il s’exile, la mort dans l’âme, et part vers la Suisse et l’Italie n’emportant que cinq livres dont L’Odyssée (lui qui possédait avant les bombardements une bibliothèque de plus de cinq mille livres.) Quitter la Hongrie est pour lui la seule manière de continuer à faire vivre la langue et la littérature hongroise. Ce qui surprend dès les premières pages, c’est la forme originale de ce journal sans indications de dates. Constitué de paragraphes séparés par un trait, l’ouvrage est fait de notations plus ou moins brèves, de réflexions (entre Choses vues de Victor Hugo et Maximes de La Rochefoucauld), parfois de micro-récits, presque des nouvelles avec chute. Ce qui étonne aussi c’est l’humour dont fait preuve l’auteur (humour...