Le Passé, Ashgar Faradhi mai20

Le Passé, Ashgar Faradhi

Après avoir triomphé deux fois à Berlin avec A propos d’Elly et Une séparation, respectivement Ours d’argent et Ours d’or, Ashgar Faradhi est enfin sélectionné à Cannes. Pour ce sixième long-métrage, l’iranien n’a pas choisi la facilité : le Passé a en effet été produit, réalisé et tourné à Paris, avec des acteurs français. Faradhi a écrit le scénario et les dialogues en farsi, puis les a fait traduire par sa fidèle interprète, également présente sur le tournage. Le risque était donc grand de voir le naturel de sa mise en scène entamé par une direction d’acteurs dès lors difficile. Par ailleurs, on pouvait légitimement se demander ce qu’il resterait de l’écriture du drame familial propre à Faradhi, une fois libéré de l’arrière-plan iranien. Pourtant, après projection, il est évident que l’exil n’a pas entamé le talent du réalisateur. En dépit de quelques maladresses, le film est une réussite. Tout commence par des retrouvailles dans un aéroport français. Marie attend Ahmad, qui débarque de Téhéran pour procéder aux formalités administratives liées à leur divorce, entamées depuis déjà plusieurs années. La séparation doit se conclure rapidement, puisque la jeune femme attend un enfant de Samir, son nouveau compagnon. Cette première scène contient tout le propos du film : les deux personnages se ratent presque, ils tentent de se parler mais ne s’entendent pas, séparés par une vitre, qu’on devine symbolique. Cette séquence, très forte, est annonciatrice de ce qui va suivre : Le passé met en effet en scène le drame d’une famille gangrénée par les non-dits. Le film est construit comme une tragédie moderne, dans laquelle l’incommunicabilité joue le rôle de puissance funeste. Ahmad arrive dans cette famille au moment de l’acmé, le moment le plus aigu de la crise tel qu’on l’entend dans la tragédie grecque :...

14, Jean Echenoz

Anthime, Charles, Padioleau, Bossis et Arcenel, cinq jeunes hommes originaires de Vendée, sont happés par la Première Guerre mondiale. Certains en reviendront invalides, d’autres mourront. Restée au pays, Blanche est une jeune femme dont la vie est liée à deux d’entre eux. Que peut donc ajouter Jean Echenoz à ce qui a déjà été écrit sur l’immense charnier de la Grande Guerre ? Rien, de toute évidence. Et il paraît vain d’entamer ce roman avec un semblable horizon d’attente. 14 est un récit court, efficace, précis, qui ne s’embarrasse pas d’inutiles descriptions de l’horreur des tranchées, et qui ne cherche pas non plus à développer le point de vue ni la psychologie de ses personnages. Tout est fait dans 14 pour que seuls les faits implacables demeurent et entraînent avec eux, et pour eux seuls, l’effroi et la compassion des lecteurs, comme s’il était obscène de s’appesantir sur l’évidence de l’horreur, de l’expliciter et de la boursouffler. Pari réussi. Pas de longues descriptions, donc, mais pas d’hyperboles non plus, ni d’artifices poétiques quels qu’ils soient. Pas de narration complexe ni de pathos. Mais on s’attache, on est bouleversé, horrifié. Ainsi, Anthime, le personnage principal, répond à l’appel avec indifférence, sans enthousiasme ni crainte. Le récit de sa prise d’information au son du tocsin est un modèle d’épure. Plus loin, le récit de la désertion inconsciente d’Arcenel suit le même processus. A chaque fois, le style d’Echenoz reste simple et s’en tient aux faits. Lorsqu’un personnage est découpé par un éclat d’obus, la même ascèse est respectée. L’évocation de l’invalidité d’un personnage, amputé d’un bras, révèle cette aptitude du roman à émouvoir dans la sobriété. Echenoz nous interdit l’accès aux pensées de l’infortuné. C’est différemment qu’il parvient à nous apitoyer, par une évocation bouleversante de ses...

Mud, Jeff Nichols mai02

Mud, Jeff Nichols

Le troisième film de Jeff Nichols, après Shotgun Stories et Take Shelter, témoigne à nouveau du talent du jeune réalisateur. Il se traverse comme un beau roman d’aventures, dont on ne cesse de découvrir la profondeur et dont on se rappelle les personnages avec émotion, notamment grâce aux interprétations de Tye Sheridan et Matthew McConaughey. Ellis et Neckbone, à l’instar de Tom Sawyer ou Huckleberry Finn, vivent sur les bords du Mississipi. Pas d’école, peu de scènes en ville : les deux adolescents apprennent la vie en pleine nature, dorés par la lumière du fleuve. L’aventure commence par un rêve d’enfants. Les garçons partent à la découverte d’une île dont le trésor serait un bateau échoué au sommet d’un arbre. Mais la cabane est déjà occupée par un mystérieux Robinson, qui dit attendre sa bien-aimée et demande l’aide des garçons pour se ravitailler. Neckbone veut partir, ne voyant en lui qu’un « clochard » ; Ellis, lui, s’attache. Ainsi leurs vies se mêlent-elles à celle de l’étranger au nom énigmatique : Mud. La rencontre survient à un moment critique pour Ellis  puisque ses parents sont sur le point de se séparer, avec pour conséquence la destruction de la maison familiale au bord du fleuve. Le père confesse son échec à « prendre les choses en main » et incite son fils à se méfier du sentiment amoureux. C’est l’effondrement d’un monde : l’amour n’est pas éternel, le père n’est pas un héros, et il faut supporter la douleur de perdre pour toujours ce qui nous est cher. Dans ce paysage crépusculaire, Mud surgit comme une promesse inouïe : on peut devenir adulte et conserver intactes les croyances de l’enfance.  Parce que l’étranger est le seul à ne pas avoir « baissé les bras » dans sa passion pour une certaine Juniper, Ellis se montre prêt...