Nous nous sommes tant aimés, Ettore Scola

Gianni, Nicola et Antonio se lient d’amitié pendant la guerre : ils appartiennent tous les trois à la résistance et combattent farouchement dans le maquis contre l’occupation allemande. A la libération, un monde nouveau s’ouvre à eux. Militants fervents de la révolution, ils abordent cette nouvelle période de l’Histoire nourris de rêves et d’illusions. Le film raconte alors le parcours de ces trois hommes, confrontés à la réalité de l’Italie de l’après-guerre. Le spectateur suit leurs destins individuels sur une trentaine d’années : chacun se raconte par l’intermédiaire d’une voix off superposée aux images. Le film alterne ainsi les trois points de vue, chacun se faisant le narrateur de sa propre histoire. Entre ces trois hommes se trouve une femme, Luciana, aspirante actrice, qui aura une aventure avec chacun d’entre eux. De manière assez classique, la femme est l’élément qui vient signer la rupture entre les trois amis. Cependant, le spectateur comprend que le conflit n’est pas tant sentimental qu’idéologique : quand ils se retrouvent vingt-cinq ans après, le fossé qui existait déjà entre eux est devenu immense. Comme le dit l’un des personnages, « nous voulions changer le monde, mais c’est le monde qui nous a changés ». Gianni incarne ainsi le personnage du riche parvenu, celui qui a trahi ses idéaux de jeunesse, par ambition d’abord, mais sans doute aussi par simple cupidité. Mais paradoxalement, ce n’est pas avec lui que Scola est le plus sévère : bien qu’il le dépeigne dans toutes ses compromissions, ses lâchetés, ses traîtrises, le personnage n’en reste pas moins grand et dans une certaine mesure respectable. A l’inverse, même si Antonio et Nicola ne se sont pas compromis et qu’ils sont restés fidèles à leur ligne idéologique, Scola s’en amuse et fait d’eux de sympathiques ratés. Les voilà embourbés dans une existence...

Tigre! Tigre!, Margaux Fragoso

Quand Margaux fait la connaissance de Peter, elle a sept ans, lui cinquante et un. Ils se rencontrent à la piscine municipale. Devenue adulte, elle se rappelle son air enfantin, malgré les cheveux gris et les rides, au coin des yeux et de la mâchoire. Peu après, Peter invite la mère et la petite fille chez lui. Margaux découvre un joyeux capharnaüm : un jardin luxuriant, des animaux dociles, des malles pleines à craquer, remplies de déguisements et de jeux.  Peu à peu, les habitudes s’installent et toutes deux reviennent très régulièrement. Chez Peter, on bronze, on s’éclabousse, on engouffre des hot-dogs dégoulinants, et surtout, on invente des histoires, reprises et variations du même scénario dont on est, bien sûr, toujours l’héroïne. Margaux adore venir chez Peter, « parce que Peter est comme elle, juste plus grand, et qu’il peut faire des trucs qu’elle ne peut pas faire ». Dans le préambule au roman, Margaux Fragoso rapporte les propos d’une gardienne de prison rencontrée à l’occasion d’un reportage: « Passer du temps avec un pédophile est comme un shoot de drogue. C’est comme si les pédophiles vivaient dans une sorte de réalité fantastique, et ce fantastique contamine tout. Comme s’ils étaient eux-mêmes des enfants, mais pleins d’un savoir que les enfants n’ont pas. Leur imagination est plus puissante et ils peuvent bâtir des réalités que des petits enfants seraient incapables de rêver. Ils peuvent rendre le monde… extatique, d’une certaine façon. Quand c’est fini, pour ceux qui sont passés par là, c’est comme décrocher de l’héroïne, et pendant des années ils ne peuvent s’empêcher de poursuivre un fantôme, le fantôme de ce que ça leur faisait ». L’intérêt de ce récit autobiographique réside précisément dans le traitement de cette ambiguïté : le crime a souvent des allures d’histoire d’amour ; dans cette histoire,...

Peste et choléra, Patrick Deville

Peste et choléra est une biographie romancée du microbiologiste Alexandre Yersin, personnalité originale de la « bande à Pasteur », découvreur du bacille de la peste et explorateur du sud-est asiatique. Tout l’intérêt de l’œuvre de Patrick Deville repose sur le fait que, malgré l’ampleur de ses découvertes et de sa personnalité, Yersin reste relativement anonyme en France. Dès lors, le travail de Deville s’apparente à une réhabilitation, doublée d’une méditation progressive sur le génie et la postérité. D’abord scientifique de renom, Yersin fuit une prometteuse carrière parisienne au sein de l’Institut Pasteur dont il est l’un des membres les plus brillants, pour mener l’aventure dans le sud-est asiatique. Il s’y fait médecin à bord d’un bateau de liaison pendant deux années, puis met pied à terre pour mener des expéditions qui ouvriront des voies stratégiques en Indochine. Découvreur du bacille de la peste à Hong-Kong, puis du vaccin et du sérum anti-pesteux, il se lance alors dans le commerce du caoutchouc et de la quinine, non sans s’être essayé à d’autres activités. Yersin finit sa vie en Indochine, lui qui fut le premier à y importer une automobile, et où il a mené jusqu’à sa mort une vie d’anachorète craintif, de nabab avant-gardiste et de philanthrope adulé. De bout en bout, Patrick Deville propose un voyage captivant dans lequel histoire et médecine s’entrelacent sur fond d’exotisme et d’aventure. Le genre de la biographie romancée, choisi par Patrick Deville, est  plaisant, mais n‘est pas sans soulever quelques problèmes. Car c’est une manière de piller allègrement de la matière clé-en-main dans la vie d’un homme, tout en s’assurant la fascination du lecteur, laquelle découle de l’authenticité des faits. Cependant, ce genre permet de s’affranchir de la rigueur propre à l’historien, de passer sous silence ce qui lui...

Certaines n’avaient jamais vu la mer, Julie Otsuka...

Lorsqu’on leur offre la possibilité de quitter leur pays et la pauvreté dans laquelle elles survivent, ces jeunes femmes japonaises n’hésitent pas. Elles embarquent pour l’Amérique avec leur kimono, leur savoir-faire de cuisinière, leur bon sens de paysannes, leur quant-à-soi pour les plus privilégiées. Elles viennent avec leur croyance (généralement bouddhiste), leur innocence, leur endurance – qui leur sera bien utile. En effet, instrumentalisées par des agences matrimoniales peu scrupuleuses, elles déchantent aussitôt arrivées : les hommes qu’elles épousent sont des brutes épaisses auprès desquels elles mèneront une vie de misère. Prolétaires ou non, toutes seront soumises aux mêmes brimades, au même mépris, au même désenchantement : « Nous comprenions que jamais nous n’aurions dû partir de chez nous ». Après Quand l’empereur était un dieu, roman inspiré par l’histoire de son grand-père suspecté de trahison après l’attaque de Pearl Harbor et interné pendant trois ans, Julie Otsuka renoue avec ses origines pour raconter le trajet de ces femmes japonaises, de leur arrivée sur le port de San Francisco aux camps d’internement une vingtaine d’années plus tard. Ce petit livre poignant, très singulier, a été acclamé aux Etats-Unis avant de l’être en France : aujourd’hui auréolé du Prix Femina Etranger 2012, il caracole en tête des ventes depuis quelques semaines. Ce succès est aisément compréhensible : non seulement la romancière met en lumière un fait historique méconnu – la déportation des populations japonaises pendant la seconde guerre mondiale-, mais elle le fait avec une virtuosité époustouflante. Ce court roman se divise en huit chapitres aux titres éloquents – de l’ironique  « Bienvenue, mesdemoiselles japonaises ! » au tragique « Disparition ». Dans l’intervalle de ces cent-cinquante pages, le lecteur est confronté à un vaste mouvement de dégradation, de la désillusion à la disparition. C’est la mémoire de tout un peuple qu’il s’agit alors de reconstruire, peuple...

Syngué Sabour, Atiq Rahimi mar01

Syngué Sabour, Atiq Rahimi

Avec Singue Sabour, Atiq Rahimi se méprend lourdement : il ne veut pas faire du cinéma, mais « faire cinéma », comme quelqu’un qui voudrait « faire jeune » ou « faire moderne ». Entre les deux attitudes, il y a un gouffre, dont on mesure la profondeur à l’ennui qu’il suscite chez le spectateur.Tout est donc fait dans le plus strict respect des règles de l’art. La caméra se fige et saisit une lumière diaphane lors de scènes méditatives. Elle tremble lorsqu’il faut signaler l’angoisse, la peur, la violence. Les séquences se terminent par un beau tableau où lumière, personnages, objets sont scrupuleusement positionnés. Malgré cet effort, ou plutôt à cause de cet effort pour prouver qu’on fait du cinéma, l’adaptation est ratée. Et ce n’est pas la faute à cette histoire plutôt ingénieuse d’une femme afghane qui se libère par la parole. Incarnée par la très belle Golshifte Farahani, une épouse profite du coma dans lequel son mari – un héros de guerre – est plongé, pour lui raconter toute la vérité sur sa vie, ses mensonges, ses doutes, ses désirs les plus intimes comme elle n’avait jamais pu le faire de « son vivant ».Le film prend donc l’allure d’un long monologue entrecoupé de scènes de la vie sous les feux du conflit à Kaboul. Le problème réside dans le fait que Rahimi n’a pas l’intelligence cinématographique pour filmer ce dialogue en huis-clos avec un quasi-mort et le tout prend une allure didactique, que la réalisation maniérée et le jeu appuyé des acteurs viennent renforcer. Rahimi n’a pas réussi à produire des images qui auraient une force de suggestion par elles-mêmes, il a simplement mis en images son texte : nous, spectateur, sommes obligés de subir une récitation pénible agrémentée de quelques séquences de vie sans grand d’intérêt. Passez votre chemin !   Date de...