Le Sermon sur la chute de Rome, Jérôme Ferrari...

Marcel Antonetti naît au lendemain de la première guerre mondiale, benjamin d’une famille de six enfants. Devenu fonctionnaire et en partance pour l’Afrique de l’Ouest française, il juge convenable de se marier avant d’exercer ces nouvelles fonctions. Ce sera une jeune fille du village corse dont il est originaire qui lui donnera un fils, Jacques, et mourra en couche. Marcel, incapable d’élever seul ce fils, le confie à sa sœur, Jeanne-Marie, elle-même mère de Claudie. Les cousins germains, Claudie et Jacques, se marient, malgré la répugnance de leurs entourages et de leur union naissent deux enfants, Aurélie et Matthieu. Ce dernier, étudiant en philosophie à Paris, ne rêve que de revenir en Corse, qu’il imagine être son pays. Il profite de l’opportunité de reprendre le bar du village pour s’y installer avec son meilleur ami, Libéro. Après quelques mois où tout semble fonctionner pour le mieux, ce nouveau monde que Matthieu et Libéro ont fondé se détraque, s’abîme, jusqu’à la tragédie finale. Ce résumé, déjà fort long, ne rend pas compte de la densité d’un roman qui ramasse, en tout juste deux cents pages, un récit familial à travers lequel les mondes passent, s’effondrent, attendent de se lever. Cette densité est encore lestée par les références à l’époque de Saint Augustin, lui qui a témoigné de la chute de l’Empire Romain. La grande force du roman, sa puissance dramatique, tient précisément au fait que Ferrari fait peser sur ce microcosme, ce bar minable et héroïque, tout le poids de ces efforts humains passés pour (re)créer des mondes : l’histoire de Marcel, cousue en parallèle à celle de son petit-fils Matthieu, fait déjà état de cet effort, voué à l’échec, de s’inventer une existence, un destin, lorsque l’on vient après la Grande Guerre, après la grande...

Les Désarçonnés, Pascal Quignard

Les Désarçonnés est le septième tome de Dernier Royaume, œuvre à part entreprise en 2002. Ensemble foisonnant qui se propose de sonder l’âme humaine, relevant tout à la fois de l’essai, du conte, de la poésie, de la note de bas de page, de la méditation philosophique, de l’anecdote ou de l’article anthropologique, Les Désarçonnés est un texte exigeant, difficile, parfois abscons. Un sentiment ambivalent se crée à sa lecture : si des pierres d’achoppement, relevées ci-après, irritent, consternent parfois, il demeure un grand texte que l’on prend plaisir à parcourir. On peut reprocher à Pascal Quignard d’écrire une somme  anti-médiatrice, résolument tournée vers lui-même. L’auteur semble réclamer avec fermeté que le lecteur le suive mais il paraît signifier à chaque page que lui ne se retournera pas. Ce repli sur soi – Quignard revendique d’ailleurs une anachorèse lettrée en fin de volume – reste néanmoins une facilité intellectuelle. Quignard laisse vaquer ses méditations sans contrainte et se refuse à tout effort de mise en forme, de constitution de sens pour autrui : son texte est fragmentaire, multiplie les ellipses, tait les liens logiques, juxtapose les pensées et manie l’implicite. En somme, les Désarçonnés s’apparente à un brouillon sublime. Outre la difficile création de sens qu’il suscite, ce tome balaye d’un revers de la main tout un lectorat dépourvu de culture dite « légitime ». Car le propos de Quignard est constamment déduit, suggéré ou illustré par une référence à la culture classique que Pierre Bourdieu nomma « légitime » et dont il étudia le rapport de domination qui en émanait, ainsi que la violence symbolique qu’elle créait. Ainsi retrouve-t-on pêle-mêle Grégoire de Tours, Plutarque, Saint Paul, Foucault, La Boétie, Freud ou encore Nietzsche. Le problème ne se trouve pas tant dans la référence elle-même – toujours judicieuse et éclairante...

Petite table, sois mise!, Anne Serre

Ce titre enchanteur est un clin d’oeil à un conte des frères Grimm, dans lequel il suffit au personnage de prononcer cette formule magique pour voir sa table se couvrir de mets délicieux. Anne Serre place donc son dernier roman dans la tradition littéraire du conte, pour évoquer le parcours en trois temps d’une fillette qui, marquée par une enfance incestueuse, deviendra écrivain. La première partie du roman, dans laquelle la fillette une fois adulte se rappelle de la maison familiale, n’est pas sans évoquer un autre conte des frères Grimm. Lorsque Hansel et Gretel, abandonnés par leurs parents dans une forêt profonde, découvrent la maison en pain d’épices, ils pensent avoir trouvé le refuge sucré où ils seront pleinement aimés et contentés. Mais le temps est vite venu d’être décillé : pour échapper à une dévoration certaine, les petits devront s’arracher aux pièges destructeurs de l’enfance. Dans Petite table, sois mise ! la maison familiale, de même, leurre et enferme. Celle-ci n’est pas tout sucre mais tout sexe. La porte s’ouvre sur une « sylphide » brossant sa toison, le couloir mène d’un côté à l’espace ouvert de la mère, ogresse au désir jamais rassasié, de l’autre à l’antre paternelle où se dresse le vit tant convoité. Même les mots utilisés pour décrire les lieux semblent prisonniers de leur connotation sexuelle : « on y pénétrait par un jardin » avec « des bandes de gazon très court ». Trois fillettes, dont la cadette, la narratrice, sont prises dans les rets de cette circulation spatiale et sexuelle, écartelées dans leur quête de satisfaction des désirs parentaux. Pour l’enfant devenu écrivain, la maison se réduit parfois à quelques motifs hypertrophiés – immense table cirée du salon, dalles vert foncé du vestibule, tapis du bureau aux fleurs étincelantes -, résidus visuels des ébats sans...